Allemagne : restructurations et changement social dans l'entreprise

Posté le | Par Gilles UNTEREINER

Extrait du livre "Le marché allemand aujourd'hui" Stratégie, vente et management"
disponible chez https://bit.ly/2qnXt9y

Chapitres déjà publiés : 

Chap. 1 - Stratégie de conquête pour l'Allemagne

Chap. 2 -Allemagne - La demande, le marché...les marchés

Chap. 3 -Politique commerciale et choix de distribution en Allemagne

Chap. 4 -Gestion directe du marché allemand

Chap. 5 -Tactiques de négocation

Chap. 6 -Les étapes de la négociation

Chap. 7 -Allemagne - Gestion des conflits

Chap. 8 -Le recrutement en Allemagne

Chap. 9 -Animation d'une structure commerciale en Allemagne

Chap.10 -Implantation d'une structure commerciale en Allemagne

Chap.11 -Acquisition d'une société, croissance externe en Allemagne

Chap.12 -Intégration des structures reprises en Allemagne - PMI Post Merger Integration

Chap.13 -Allemagne - Sensibilisation interculturelle, management et culture

Chap.14 -Facteurs de développement des entreprises en Allemagne

Chap. 15-La gestion courante des entreprises en Allemagne

Chap. 16-Organisation de réunions et prise de décisions en Allemagne

Chap. 17-La gestion des ressources humaines

Chap. 18-Leadership et communication en Allemagne

 

Une acquisition d’entreprise n’est pas une démarche de tout repos. On l’a vu.

De nombreuses difficultés peuvent se faire jour avec le temps et requérir des «ré-agencements». Les conditions de cette démarche peuvent faire que l’on va perdre complètement sa mise par la fuite des compétences, ou pas. Compte tenu de la spécialisation prévalant en Allemagne, la perte des hommes-clés va généralement entraîner l’écroulement de l’entité rachetée.

Pour éviter cela, il faut prendre en compte les conditions du changement ; préventif ou curatif ? de même que les conditions du dialogue social en général et de l’implication du comité d’entreprise en particulier.

 

La vie économique est une marée perpétuelle d’avancées et de reculs et toute organisation est sujette à des évolutions multiples. Les techniques, les marchés, les méthodes d’organisation, les finances sont en mutation permanente. Les turbulences ne manquent  pas. La survie impose de s'adapter aux contingences du moment. Cette dynamique adaptative, toujours Darwin, est l’essence même de la vie. Elle oblige à des mouvements régulateurs sur le plan de la structure des entreprises, dont le profil doit s’efforcer d’être à géométrie variable, puisqu’il doit suivre les périodes de déploiement comme celles de repli.

Chaque repli peut engendrer une nouvelle création dans la perspective de ce que Schumpeter nomme la “ destruction créatrice ”, pour autant que les hommes le veuillent et s’efforcent de rebondir.

En fait, d’une manière générale, l’homme n’aime pas véritablement le changement, car “ on sait ce qu’on peut perdre, mais pas ce qu’on peut gagner ”. Le changement est rarement voulu, toujours subi.

" Un homme à qui une certaine façon d’agir a toujours parfaitement réussi, n'acceptera jamais qu'il doit agir autrement. C'est de là que viennent toutes les inégalités de la fortune : les temps changent et nous ne voulons pas changer ” Machiavel : Le Prince

The only person who likes a change is a wet baby disent même les Anglo-Saxons. Le changement est donc véritablement un acte héroïque.

 “ Les personnalités créatrices sont mises au défi de tenter un tour de force, convertir en effort créateur cette chose créée qu’est une espèce, faire un mouvement de ce qui est un arrêt ” Arnold Toynbee : L’Histoire

Les interactions entre les hommes et les enjeux de pouvoir ne sont pas de nature à simplifier la problématique.

„Tout changement est dangereux, car il met en question immanquablement les conditions de son jeu, les sources de pouvoir et la liberté d‘action en modifiant ou en faisant disparaître les zones d‘incertitudes pertinentes qu‘il contrôle… C‘est inconsciemment, mais légitimement, qu‘ils vont faire obstacle à tout ce qui menacerait leur autonomie et vont chercher à orienter le changement de telle sorte qu‘ils puissent maintenir, sinon renforcer, la zone d‘incertitude qu‘ils contrôlent.“ Michel Crozier, Erhard Friedberg : L‘acteur et le système.

L’exercice du management consiste donc à jongler pour concilier la nécessité de l’évolution et le besoin de pérennité des hommes en un habile dosage, voire un habillage du changement qui ne crée pas de rupture psychologique avec le groupe social dont on a la charge.

“ Dans leur rôle d’entrepreneurs, les cadres dirigeants cherchent les moyens les plus efficaces pour que l´organisation remplisse sa “ mission ” (la production des biens et des services) et même parfois cherchent à changer cette mission. […  ils doivent aussi] adapter la stratégie aux forces et aux besoins de l’organisation, maintenant un rythme de changement qui réponde à l’évolution de l’environnement et de la stratégie sans être insupportable à l’organisation. ” Henry Mintzberg : Structure et dynamique des organisations, page 42.

Le changement à titre curatif - Allemagne

En Allemagne le mode d’organisation extrêmement structurant des entités les rend rigides.  L’action opérationnelle aura généralement nécessité un effort conséquent en termes de préparation des décisions, de standardisation et de formalisation, de définition des modes de coordination, ce qui représente une phase de conceptualisation et de “ mise en musique ” particulièrement intense.

On  privilégie un contexte totalement cadré, voire même peu ou prou bureaucratisé:

  •  Les décisions sont longues à préparer en Allemagne. Etant donné leur obsession de la maîtrise de l’incertitude, les Allemands vérifient tout plusieurs fois. Elles sont aussi longues à prendre du fait du consensus. Le tout consomme énormément « d’énergie de lancement ».

     

  •  Une fois les décisions prises, l’action est l’objet de mise en place de programmes et de process. La phase d’organisation et de mise en musique est particulièrement intense. Conséquence : relancer « l’orchestre des procédures »  et reprogrammer toute la chaîne d’action est difficile, aussi, ne touche-t’on aux process et aux structures qu’in extremis, quand il n’y a plus d’autres solutions.
    L’adaptabilité, la réactivité, la souplesse ne sont pas nécessairement leurs qualités immédiates, ce qui constitue un fort risque de dysfonctionnement en cas de situation d’urgence. S’il y a un dysfonctionnement ou une irruption concurrentielle inopinée, comme les contraintes du consensus induisent des décisions longues et obligent à réhabiliter tout le processus de programmation des tâches, cela donne en général de « lourds paquebots qui ont du mal à changer de cap ».

     

  •  Après la question de la reprogrammation de l’organisation et des process, vient celle de l’organigramme et des droits acquis.
    L’instinct communautaire allemand, qui se superpose à la dimension sécuritaire, veut que l’on ne puisse toucher à un descriptif de poste de manière impromptue. Changer les process, réallouer les hommes à d’autres fonctions conduisent  immanquablement à changer les mandats individuels consacrés par le temps. C’est une ingérence majeure dans le quotidien programmé des hommes, qui doit donc être l’objet d’une concertation généralement assortie de compensations. A cet égard, les Américains se sont fait une réputation effroyable.
    Le Comité d’entreprise « Betriebsrat » est là pour veiller aux dérives et a les prérogatives de sa fonction. De ce point de vue, les détourages que l’on voudrait faire dans une entreprise seront vécus comme une infraction aux droits des hommes et risquent de faire l’objet d’oppositions conséquentes.

Ces lourds modèles d'action ayant consommé beaucoup “ d’énergie de lancement ”, ils sont rarement remis en question. En effet, cela impliquerait de reprogrammer toute la chaîne d’action, mais aussi et surtout d’accepter le constat que les préconisations manquaient de pertinence à long terme, ce qui pourrait mettre en difficulté les individus sensés avoir étudié tous les paramètres avant de prendre leurs décisions.

L’énergie énorme à mettre en œuvre pour relancer “ l’orchestre des procédures ” en dissuade plus d’un et finalement aboutit à figer les choses. C’est la contingence structurelle.

« La structure empêche le changement ; la stabilité va à l’encontre de l’adaptation ”. Henry Mintzberg : Structure et dynamique des organisations, page 248.

A “ l’inertie bureaucratique ” inhérente à toute grande organisation, va s’ajouter “le fait humain”, à savoir les pratiques décisionnelles du cru.

L’individu n’apprécie guère le changement, perçu comme un péril absolu, aussi sera-t-il décontenancé devant bien des impondérables, que le Français surmonte très bien, voire même prend plaisir à devoir/pouvoir gérer.

Par ailleurs, le fait que la hiérarchie puisse intervenir dans son quotidien, interférer comme elle l’entend dans le contrat social et le confort des individus, crée une situation d’instabilité et de “ danger permanent ”. C’est un facteur d’incertitude et de stress inacceptable. Le jeu social établi et dûment avalisé par les Comités d’Entreprises veut que les salariés se voient définir un mandat clair et définitif. Ceci veut dire qu’une fois le mandat fixé, on ne peut plus revenir dessus, sauf à le renforcer.

Une fois entérinés, les schémas d’action ne seront pas remis, sauf cas de force majeure, et l’on s'y tiendra tant qu’ils fonctionneront. On ne change pas une stratégie qui gagne, voilà une assertion qui a cours partout, encore que, dans certains milieux, notamment en France, on ne peut s’empêcher de la retoucher en permanence, les surfers diraient “ pour le fun ”, alors qu’en Allemagne on s’y tient.

En Allemagne, si “ on ne revient pas aisément sur la stratégie ”, “ on ne revient pas non plus sur un schéma tactique ”, sur un schéma opérationnel qui fonctionne, si cela implique des conséquences sur les acquis humains.

La modification des structures d’organisation constitue une des tâches les plus risquées et elle est toujours susceptible de déchaîner les émotions, avec l’excuse légitime de la “ Tradition ”.

Une structure importante et spécialisée est très avantageuse en période faste. Plutôt bien préparée à toute action de longue durée, elle devient extrêmement fragile lorsqu'un élément de l’environnement n'est plus maîtrisé, s’il y a un dysfonctionnement ou une irruption concurrentielle inopinée.

La taille de la structure et les lourdeurs opérationnelles qu’elle entraîne, augmentées de la logique sociale visant à sécuriser un maximum les individus, vont avoir un effet sur la pratique du changement.

Sur le plan opérationnel, réaligner les concepts et les procédures prend du temps, et obtenir l’accord pour le faire en demande encore plus.

En fait, il va tout bonnement falloir reconstruire un groupe de travail, l’alimenter avec de nouveaux paramètres de réflexion (marchés, concurrence, technologie…) impliquant une remise en cause du quotidien, remettre en branle l’interminable processus de recherche propre à la préparation des décisions, réactiver les tensions sous-jacentes à la prise de décision par consensus, puis produire un ensemble modifié de procédures et, enfin, former à nouveau tout le monde (mais aussi négocier avec les opérateurs le supplément d’implication… qui va se monnayer). Le tout représente une tâche proprement titanesque qui va bien évidemment entraîner des réticences considérables.

„C‘est parce que le changement n‘est pas naturel, mais avant tout création, invention, découverte et construction humaines. Instruments indispensables pour l‘action, les constructions d‘action collective une fois instituées, sont en même temps des obstacles à l‘apprentissage, c‘est-à-dire à l‘invention de nouveaux construits.“ Michel Crozier, Erhard Friedberg : L‘acteur et le système, page 394.

Flexibilité et réactivité étant altérées, l’adaptabilité et la souplesse ne sont pas nécessairement les qualités premières de ces structures, ce qui constitue un risque de dysfonctionnements graves en cas d’urgence.  Ces lourds paquebots chargés de procédures et de contraintes sociales ont beaucoup de mal à changer de cap. Malgré une situation économique globalement favorable, demeurent 28.000 dépôts de bilan par an. Avant l’intégration de l’Allemagne de l’Est et la crise financière, l’Allemagne ne connaissait qu’environ 10 000 dépôts de bilan par an (contre près de 45 000 en France).

“ L’inertie du consensus ” veut que l’on ne touche à rien tant que la collectivité n’a pas avalisé le constat (défaillance du système) et ses conséquences (nécessité du changement). En fait, on ne change de stratégie que quand “ rien ne va plus ”.  Il faut véritablement être allé dans le mur avant d’accepter les contraintes de la réalité et le changement. Lorsqu’il est définitivement établi qu’on ne peut plus continuer en l’état, les comptes de l’entreprise constatant le déficit, et pas seulement eine rote Null (« un déficit minime »), mais un véritable et indubitable état de carence, la décision sera prise de corriger la stratégie et, éventuellement, de modifier les structures de l’entreprise.

Les Allemands ne sortent de la routine qu'au moment où il y a état d'urgence, car on est seulement autorisé à agir à titre curatif. Pour certains économistes “ ce monde de l'entreprise contractualiste est un modèle d'entreprise sans entrepreneur ”. De ce fait, il est souvent tard, très tard, trop tard, pour corriger quoi que ce soit.

Lorsque l’on rachète une entreprise, si des réductions d’effectifs doivent avoir lieu, il faut donc si possible les faire réaliser préalablement par le vendeur.

Si on doit le faire soi même, quand le constat de carence est fait et qu’il est démontré qu’il y a véritablement péril en la demeure, instamment restaurer l’ordre pour éviter de perdre les hommes clé. Ne pas laisser traîner au motif de calmer le jeu. Ne pas laisser le temps au temps. Le temps n’arrange rien, bien au contraire, il ne fait que conforter les situations historiques. Procéder au leaning immédiatement.Profiter du choc de l’acquisition pour procéder à une analyse globale de la situation, redéfinir une stratégie et analyser les besoins humains requis pour sa mise en œuvre. Mettre tout à plat brutalement et redéfinir le futur en proposant un nouveau schéma fonctionnel parfaitement clair, offrant un maximum de garanties pour assurer la pérennisation de la structure.

Point de corrections à la marge, quand “ rien ne va plus ”, mais, constat d’évidence fait, engager une logique radicale de rupture et organiser « une charrette », pour ne surtout plus avoir à y revenir.

Le Comité d’Entreprise doit impérativement être informé et associé à la démarche. En Allemagne, même les syndicalistes n’auront généralement pas les mêmes positions dogmatiques que leurs homologues français. Les Allemands ont une vision économique constructive basée sur la distribution des richesses quand il y en a et quand il n’y en a plus, savent qu’il ne sert à rien de radicaliser si l’on veut faire perdurer l’outil de travail.

Prise de décisions opérationnelles en situation d’urgence

Il faut être vigilant quant à l’obsession du détail des Allemands, qui peut être extrêmement consommatrice en temps. Faire passer l’idée que mieux vaut des solutions satisfaisantes à 80% aujourd’hui que des solutions à 100% demain, voire après demain. « Die 80 Prozent-Lösung von heute ist der 100 Prozent-Lösung von morgen vorzuziehen » - « Keine Zeit für übertriebenen Perfektionismus » (pas le temps pour un perfectionnisme outrancier)

Ce précepte implique de leur apprendre à vivre avec ce type de décisions d’urgence, dont ils n’ont pas l’habitude et par la mise en place d’un processus de décision dûment officialisé par la hiérarchie.

Le changement à titre préventif - France


En France, on considère que  la survie impose de s'adapter aux contingences du moment, une dynamique adaptative, darwinienne en quelque sorte. Changer est une nécessité. L’acceptation du changement est grande. Souplesse, flexibilité, réactivité et capacité d’adaptation sont les maîtres mots. « Savoir rebondir » est une vertu. L’individu est programmé culturellement pour la gestion des aléas et retombe assez vite sur ses pieds. Tout est susceptible d’évolution. Toute décision est nécessairement contingente des contraintes du moment, donc susceptible d’amendements ;  une décision est un constat des volontés à un instant précis. Les structures évoluent par retouches permanentes, amendements continus et progressifs en un processus d’adaptation perpétuelle.

L’entreprise a le souci d’être flexible, ce qui fait que la hiérarchie considère avoir un droit permanent de réallocation de ses ressources, y compris humaines. L’organisation est autorisée à solliciter les individus pour toutes les urgences du moment, et généralement il y en a à profusion. Souplesse et flexibilité, réactivité et capacité d’adaptation sont les maîtres mots. “ Rebondir ” est une vertu et cette capacité représente un atout.

L’individu aspire généralement à la polyvalence et à la multiplicité des tâches et a de ce fait une forte capacité à accepter “ l’aléatoire ”. Il est flexible et apte à accomplir des tâches variables, donc relativement apte à assumer des changements à dose raisonnable.

Comme il a intégré dans son registre culturel qu’il n’y avait pas de vérité, ni de choses intangibles, que rien n’est pérenne, l’individu est littéralement programmé culturellement pour la gestion des aléas. Il sera plutôt souple et “ retombera assez vite sur ses pattes ” en cas d’impondérables.

 Dans ce contexte, la pratique du changement consiste à adapter en permanence les structures et les modes opératoires, à remodeler à la fois l’entreprise et les services au fur et à mesure des besoins, par amendements continus et progressifs. Les structures et les individus pratiquent l’adaptation en continu.

Les entreprises tentent d’anticiper les contraintes de changement et procèdent à une observation continue de leur environnement pour déceler les contraintes possibles. Dès qu’une perspective difficile se dessine à l’horizon, elles engagent rapidement des actions à titre préventif, tant qu’elles en ont encore les moyens.

Ceci est bien évidemment un avantage en “ situation de changement rapide ”.

L’évolution étant considérée comme une nécessité et une évidence, il n’y a pas lieu d’en faire si grand cas. Le changement est tout simplement évolution, donc naturel et normal.

Quelquefois même, on aura le sentiment que ces entreprises ne se portent jamais aussi bien que quand elles sont en “ phase précaire ”, car cela permet de sortir de la routine, de galvaniser les hommes et de leur demander des efforts. La réactivité est souvent le fruit de la nécessité.

Pour ce qui concerne la capacité d’influence des opérateurs, sur le moment, ils n’ont en général que deux alternatives :  loyalty (obtempérer) ou exit (démissionner ou traîner des pieds), mais en aucun cas voice, encore que, comme une décision n’est jamais considérée comme éternelle, une dynamique de lobby a posteriori peut être engagée à l’égard de la hiérarchie pour tenter de modifier les décisions déjà prises et ce, normalement, avec quelque chance de succès pour autant que les démarches soient engagées à-propos et avec diplomatie.

La nature du changement social

Lorsque la perspective d’un tel accident se dessine, que l’on veut avoir quelques chances de survie et que s’impose une remise en cause structurelle, il faut donc instamment restaurer l’ordre pour redonner cohérence à la stratégie et sens au groupe afin :

  • d’une part d’“ éviter de perdre les hommes clés ”, ce qui compte tenu du cloisonnement serait une catastrophe,
  • et d’autre part d’“ éviter de voir nombriliser ” les autres. Leur environnement étant devenu incertain, ils auront propension à ne consacrer leur attention qu’aux questions “ internes au groupe ”, aux jeux de pouvoir dans l’entreprise, au détriment de ce qui est “ hors groupe ” (les clients, les fournisseurs…), ce qui souvent précipite la dégradation des chiffres.

En Allemagne, on ne pratiquera donc pas de corrections « à la marge », pas de toilettage mais des révisions stratégiques globales.

Si le changement est inévitable, s’il est démontré qu’il y a véritablement péril en la demeure, si on ne peut jouer la “ continuité ”, il ne faut pas laisser du temps au temps. Encore une fois, celui-ci n’arrange rien et il faut procéder à un “ reengineering ” immédiat. Il ne faut pas laisser germer anxiété et suppositions, mais trancher une fois pour toutes et, si possible, en affichant un nouveau concept, un nouveau schéma fonctionnel parfaitement clair offrant un maximum de garanties pour assurer la pérennisation de la structure. Il faut concrétiser rapidement le changement pour le dédramatiser.

Pour ne pas déstabiliser les individus, on met tout à plat brutalement et on redéfinit le futur. Le changement social ne doit pas être progressif, en processus continu, mais ponctuel et global, suivre une logique radicale de rupture.

Ceci vaut en particulier pour un repreneur étranger. Plus il tarde, plus il lui sera difficile de faire les Allemands se départir du bei uns ist es so (chez nous c’est comme ca, sous entendu – un point c’est tout). Il doit profiter du choc de l’acquisition pour procéder immédiatement à une analyse globale de la situation et de l’ensemble des structures, tant organisationnelles que fonctionnelles, redéfinir une stratégie et analyser les besoins humains requis pour sa mise en œuvre.

En cas d’obligation de licenciement, il est recommandé de pratiquer une charrette chargée autant que faire se doit, mais une seule, pour ne plus avoir à y revenir.

„ Les hommes doivent caresser ou occire. Si le Prince doit faire le mal, il doit le faire „ en grand „  pour ne pas avoir à le renouveler. Les hommes se vengent des petits maux qu‘ils subissent, rarement des grands. Donc, il faut faire le mal en grand, pour ne pas passer pour un faible ou un indécis, et le bien à petites doses, pour que tout le monde ait le temps d‘y goûter sans pour autant s‘y habituer.“ Machiavel : le prince.

Il est évident que l’environnement juridique de la société allemande et le rôle attribué au Comité d’Entreprise font que celui-ci doit impérativement être impliqué dans toute décision de ce type. Cela pourra se faire sans les réticences que l’on a généralement dans les milieux français. Ici le Comité d’Entreprise est un acteur majeur de la paix sociale et aura une attitude positive et réaliste pour ce qui concerne les contraintes, mais aussi et surtout la survie de l’entreprise, à la condition qu’il soit dûment informé de la situation et qu’il puisse juger en connaissance de cause. Il avalisera puis, heureuse surprise pour les pays à Autorité Forte qui n’ont pas l’habitude de négocier ouvertement avec les structures représentatives des salariés, il accompagnera le changement en s’en faisant même l’interprète à l’égard des salariés concernés, sous réserve que l’entreprise accepte de prendre un minimum de mesures d’accompagnement.

La crise n’est pas prétexte à la révolution, mais un moment de collaboration. C’est un état d’esprit rare et une bonne surprise.

Pour un repreneur, étranger ou non, les mesures de correction structurelles doivent si possible être préalablement menées par le vendeur, car un plan social sera moins onéreux pour l’ancien propriétaire que pour la structure repreneuse, sensément bien armée financièrement et donc susceptible d’être davantage sollicitée.

Les conditions de départ 

La manière de traiter les partants est capitale partout.

En Allemagne, où prévaut une forte attente de solidarité, il convient d’offrir une sortie honorable à ceux dont on se sépare, de veiller au respect des préavis (longs et gradués en fonction de l’ancienneté ), d’assurer des primes de licenciement, des aides au reclassement, de la formation, de l’outplacement, faute de quoi le Comité d’Entreprise viendrait à radicaliser ses positions, ceux qui restent viendraient à mettre en doute les capacités de la direction, ce qui aurait pour conséquence de gripper tout le système.

En France, ceux qui restent peuvent, le cas échéant, demeurer indifférents au sort de leurs collègues et pratiquer le “ chacun pour soi ”. Très fréquemment l’entreprise entre dans une phase de grippage conséquente en raison d’une lutte « contre le capitalisme » destructeur, contre « l’Etat qui ne fait rien » et cela se termine par le dépôt de bilan définitif.

Le nouveau deal social au niveau du management des entreprises allemandes

Agir à titre curatif ou préventif ? Le fait est que l’Allemagne connaît environ 25.000 dépôts de bilan par an, soit trois fois plus qu’avant la chute du mur de Berlin. Cela illustre bien le fait que les entreprises ne se sont pas encore départies de la logique curative, selon laquelle on n’agit que lorsqu’il est trop tard, à l’instar de ce qui, au demeurant, se passe dans beaucoup d’autres pays où l’on est contraint de déposer le bilan avant de pouvoir repartir sur de nouvelles bases.

Les dirigeants, longuement formés à la logique du consensus, ont beaucoup de mal à imaginer que l’on puisse agir à titre préventif. Saigner le corps social dont ils sont issus, qui les a nourris, élevés, promu et qui constitue leur élément de sécurité et de sens à travers l’identité qu’il leur procure… ! Voilà un exercice hors de portée psychologique de plus d’un. Comme quoi, la pratique dite rhénane a ses fragilités.

Pour corriger ces faiblesses, certaines entreprises ont osé très récemment le sacrilège : coopter à leur tête des éléments exogènes formés à l’international pour revitaliser leurs structures, provoquer les mentalités, générer de nouveaux réflexes.

Le cas Lopez (nommé responsable des achats dans un groupe automobile, il avait eu pour mission de pressurer les fournisseurs, y compris historiques) était précurseur. On aura utilisé un étranger pour pratiquer un exercice douloureux qu’on ne se sentait pas le cœur de faire soi-même.

Quel sera l’impact de telles pratiques sur la cohésion de ces groupes sociaux ? Il est probable que la culture d’entreprise étant précarisée, la fidélité à l’entreprise le sera aussi. 

Le changement est d’autant plus vécu comme un péril qu’il ne se passe pas dans le cadre d’une réelle transparence. Pour éviter que les stakeholders (salariés, fournisseurs, banquiers…) ne cherchent à le bloquer, il importe bien évidemment de préciser ses intentions très tôt.

Communication de crise

En Allemagne, pays caractérisé par une anxiété fondamentale, le jeu collectif restreint considérablement la capacité de “ new deal social ”, tout du moins dans la perspective d’une régression. 

Aussi, avant de pouvoir pratiquer un changement quelconque, avant toute modification du système, faut il communiquer de façon intense et très factuelle pour démontrer les défaillances, sensibiliser la collectivité ou les tiers au fait que “ rien ne va plus ”, que l’on est en situation d’échec avéré et que, sauf acceptation de mesures radicales d’exception, tout va aller à vau-l’eau. Il faut prouver qu’il y a une impérieuse nécessité de mettre en œuvre des mesures radicales, ce qui généralement ne permet que des corrections à titre curatif. Au-delà du constat, il faut aussi mettre en branle le système de recherche de solutions, les processus de décision et d’organisation, toutes démarches qui prennent du temps.

Quand l’urgence commande et qu’il faut agir vite, qui veut perturber l’ordre pérennisé, légitimé, avalisé par le temps et l’usage, doit faire preuve du caractère impératif de l’évolution suggérée et de beaucoup de circonspection pour emporter l’adhésion des autres.

Avant de pouvoir pratiquer un changement quelconque, avant toute modification, il faut pratiquer une forme de « communication d’avertissement », communiquer de façon intense, den Teufel an die Wand malen (littéralement : « peindre le diable sur les murs, pour démontrer les défaillances du système en place, marquer les esprits,  sensibiliser la collectivité et les tiers au fait que “ rien ne va plus ”, que l’on est en situation d’échec avéré et que, sauf acceptation de mesures d’exception radicales, tout va aller à vaut l’eau. Il s’agit de prouver à tous qu’il y a une impérieuse nécessité de revoir l’organisation.

Dans les faits, pour compenser la phénoménale inertie du consensus, il faut dramatiser la situation à outrance afin d’avoir quelque chance de faire accepter à la fois des décisions hiérarchiques d’urgence et des corrections à titre préventif.

Sans vouloir poser un étalon de mesure, on peut avancer que pour une amplitude de changement nécessaire de facteur 1, on va dramatiser la communication préalable d’un facteur 2 à 3, donc amplifier le problème pour avoir quelque chance de le faire prendre en considération et de parvenir au minimum d’évolution visé.

Cas des négociations syndicales et institutionnelles en Allemagne

S’il en va ainsi dans les négociations commerciales, « externes », il en va de même dans les négociations « internes » au groupe c’est-à-dire dans les négociations syndicales.

Lorsque IG Metall met l'Allemagne en émoi, on en déduit que c'est la révolution et que l’agression est telle qu’ils ne pourront plus jamais recouvrer la paix sociale. Dans les journaux français, qui, à l'égard de l'Allemagne, n’ont pas toujours une position sans ambiguïté, on lira que le pays connaît un tel chambardement qu’il menace son intégrité sociale, « Deutschland kaputt »  ... (et implicitement qu’on aura, enfin, la paix).

Or voici que tout d'un coup cela repart dans le calme, comme si de rien n’était. Effectivement, il ne s’est pas passé grand chose, tout ce beau monde a entrepris des démonstrations d’agressivité, a pratiqué la déstabilisation, la préparation psychologique, l’intimidation mutuelle, pour finalement s’installer à la table de négociation et chercher transaction dans la rationalité et la raison. C'est reparti comme avant.

Le phénomène n’est au demeurant pas unilatéral de la part des syndicats. Le patronat et les instances politiques pratiquent aussi de la sorte lorsqu’ils veulent induire un changement social profond.

L’intégration de l’Allemagne de l’Est et la crise, appuyées sur le phénomène d’instabilité monétaire de nombreux pays (le DM avait à un moment donné augmenté de 33 % en quinze ans par rapport aux autres pays industriels) ont amené l’Allemagne à connaître quelques déboires économiques. Les autorités se sont aperçues que les acteurs sociaux avaient un peu laissé filer le bouchon des avantages sociaux et que le pays était entré dans des difficultés non seulement conjoncturelles, mais aussi structurelles.

Les instances professionnelles (Chambres de Commerce et d’Industrie de même que les  Syndicats Professionnels) ont entamé une campagne médiatique sur base d’un rapport dit « Standort Deutschland » commandité spécialement pour l’occasion, établissant que l’on avait quelque peu trop chargé la barque. Le Chancelier Kohl reprit l'argument à son compte et fustigea l'image d’une Allemagne transformée en un parc de loisirs  « Freizeitpark ».

La campagne a duré quasiment deux ans, mais après cette intense préparation psychologique destinée à sensibiliser les esprits, à amener les syndicats à composer, ceux-ci avaient intériorisé le message et ont été prêts à envisager un retour en arrière sur le "deal" social.

Cela a abouti à la mise en cause un grand nombre d’avantages sociaux, notamment de la sécurité de l’emploi puisque dans la foulée les entreprises ont « dégraissé » massivement, « leané » dira-t-on plus pudiquement et ce, sans connaître de grands problèmes sociaux. La préparation psychologique avait fait son effet.

 

Extrait du livre "Le marché allemand aujourd'hui" Stratégie, vente et Management" disponible chez https://bit.ly/2qnXt9y