Extrait du livre "Le marché allemand aujourd'hui" Stratégie, vente et management"
disponible chez https://bit.ly/2qnXt9y
Chapitres déjà publiés :
Chap. 1 - Stratégie de conquête pour l'Allemagne
Chap. 2 -Allemagne - La demande, le marché...les marchés
Chap. 3 -Politique commerciale et choix de distribution en Allemagne
Chap. 4 -Gestion directe du marché allemand
Chap. 5 -Tactiques de négocation
Chap. 6 -Les étapes de la négociation
Chap. 7 -Allemagne - Gestion des conflits
Chap. 8 -Le recrutement en Allemagne
Chap. 9 -Animation d'une structure commerciale en Allemagne
Chap.10 -Implantation d'une structure commerciale en Allemagne
Chap.11 -Acquisition d'une société, croissance externe en Allemagne
Chap.12 -Intégration des structures reprises en Allemagne - PMI Post Merger Integration
Chap.13 -Allemagne - Sensibilisation interculturelle, management et culture
Chap.14 -Facteurs de développement des entreprises en Allemagne
Chap. 15-La gestion courante des entreprises en Allemagne
Chap. 16- Organisation de réunions et prise de décisions en Allemange
Chap. 17 - La gestion des Ressources Humaines en Allemagne
Pour comprendre tous les aspects psychologiques sous-jacents aux comportement de leurs nouveaux collaborateurs, les cadres dirigeants ont intérêt à se sensibiliser à la culture d’entreprise proprement dite, laquelle diffère passablement aux plans
- de l’approche stratégique,
- de l’investissement et de la productivité,
- de l’approche internationale,
- du système d’autorité, de l’innovation,
- de la gestion de réunions et de l’organisation du consensus décisionnel
on l'a vu, mais aussi et particulièrement, - au plan de la gestion des ressources humaines, qui diffère absolument, au point qu’il est difficile de pratiquer des solutions communes.
Cumuler du savoir-faire implique une capitalisation de celui-ci, donc une grande fidélisation des collaborateurs qui en sont titulaires.
Il s’agit à ce stade de s’interroger sur les méthodes de management et la relation sociale dans les entreprises.
La dimension communautaire des Allemands alliée à l’ordolibéralisme, c’est-à-dire un libéralisme encadré (encadré ne voulant pas dire contraint), forment l’esprit de la Soziale Marktwirtschaft – ou Economie sociale de marché. Celle-ci implique que si l’on donne priorité au développement économique, donc de l’entreprise, elle doit être facteur de paix sociale grâce à la prise en compte des stakeholders spécifiques que sont le personnel. Il en découle un débat social sinon pacifié, du moins pragmatique, qui vise à partager les fruits de la croissance - s’il y en a, et non pas à vouloir « changer le monde ».
Cela étant dit, la paix sociale relève du donnant-donnant.
Il ne faut pas imaginer que les Allemands soient angéliques et disciplinés sans contrepartie de la part de l’entreprise.
Quels en sont les ingrédients ?
La dotation financière et les garanties en termes de plan de carrière et de pérennité dont ils bénéficient vont bien sûr largement conditionner leur implication.
Hiérarchie et plan de carrière
Un des aspects majeurs de la « Mitarbeiterbindung», c’est-à-dire de la fidélisation du personnel, consiste en une approche hiérarchique caractérisée par « l’Autorité Rationnelle Légale » selon le concept de Max Weber.
La dimension hiérarchique et la façon dont sont conçus les plans de carrière, ont bien évidemment une incidence majeure sur la motivation et la fiabilité des hommes à l’égard de leur entreprise et, partant, sur la performance de l’action collective.
Partout on évoque “ l’entreprise citoyenne ”, on affirme que ce qui est important c’est le “ capital humain ” qu’il “ n’est de richesses que d’hommes… ”.
Qu’en est-il dans la réalité ? Nous allons relever des disparités irréconciliables entre les groupes humains.
Si en France nous avons un système d’éducation privilégiant largement le diplôme initial, ce n’est pas le cas en Allemagne.
Entrée dans l'entreprise en Allemagne
Il y a deux systèmes de formation en Allemagne :
- la filière scolaire
- et la formation duale, l’apprentissage.
La filière scolaire
L’éducation était une priorité du National Socialisme. Les milieux enseignants ont été une cible majeure des préoccupations du régime et ont été particulièrement encadrés, voire endoctrinés. Quelques-uns se sont révoltés, peu en proportion, ce qui fait qu’en leur qualité de grands clercs des idées, même s’ils n’ont pas suivi l’exemple d’Heidegger, qui fut un fervent du régime, ils le soutinrent, ne serait-ce que passivement. Au sortir de cette expérience douloureuse, l’autoritarisme fut répudié partout et particulièrement dans les milieux éducatifs.
Cela a produit un système de formation non coercitif, d’une tolérance totale, une formation secondaire largement à la carte, sans pression. Chacun choisit son rythme, ce qui fait que pour une même formation il n’est pas rare qu’il faille 3 à 4 ans de plus aux Allemands qu’aux Français. Il n’est pas rare, en outre, que les Abiturienten (les bacheliers) cherchent à acquérir pendant deux ans une qualification professionnelle dans le cadre d’un apprentissage, avant de reprendre des études générales à l’université. Les étudiants ne sont pas sous pression, bien au contraire, ils prennent leur temps, ce qui ne les habitue pas au stress.
De ce fait, la plupart du temps, les entreprises doivent astreindre les nouveaux embauchés à une longue période d’essai préalablement à l’intégration, de façon à vérifier les ressorts réels des individus et tester progressivement leur aptitude à supporter la pression.
La formation initiale présente cependant un avantage considérable : l’apprentissage du consensus. Les étudiants ne sont pas en situation compétition et on encourage le travail de groupe, la Teamfähigkeit comme on dit en Neu Deutsch, cet « allemand nouveau » qui intègre de multiples anglicismes et ne fait aucune opposition à l’intégration de vocables exogènes.
C’est encore et toujours la réduction du principe d’ego en faveur d’une pratique communautaire.
Le système d’enseignement a au demeurant entraîné une véritable mutation culturelle dans la relation de l’homme au travail. Si dans l’imagerie générale l’Allemagne est encore caractérisée par le stackanovisme d’après-guerre, dans les faits, la relation au travail a bien changé. Les premiers produits de la formation libertaire sont entrés dans le circuit économique à la fin des années 60, puis ont accédé aux rênes du pouvoir dans les années 80. C’est à cette époque que la mutation a eu lieu vers une moindre implication des hommes. Il est sûr qu’aujourd’hui le stackanovisme d’après-guerre n’est plus le lot commun, même s’il reste quelques Macher (« Activistes »).
S’il ne faut guère s’attendre à un “ engagement personnel ” à la hauteur de celui qu’on espère des Français, il ne faut pas désespérer du système allemand, sa performance est ailleurs. Elle réside dans ses qualités d’organisation qui compensent largement le déficit d’énergie.
L'apprentissage
65% des jeunes Allemands entrent dans la vie professionnelle par l’apprentissage, système réputé et envié, et se contentent pendant deux ou trois ans d’une indemnité de stage d’environ 500 euros par mois.
L’apprentissage est organisé de façon décentralisée, sous la responsabilité technique et financière des entreprises. Il est contrôlé par les Chambres de Commerce et d‘Industrie ou d’Artisanat. Il met en œuvre une formation duale reposant sur le principe de l’alternance.
Signalons qu’en Allemagne, l’industrie et le manufacturier ne sont pas considérés comme des métiers de « vilains » et sont bien au contraire fortement reconnus. Signalons par ailleurs que le système scolaire ne se veut pas hyper compétitif comme en France, où il faut s’être assuré de notations exceptionnelles tout au long de son parcours de formation, sauf à risquer d’être expurgé des possibilités d’accéder à des diplômes de bon niveau. En Allemagne, il existe une possibilité de rebond et nombre d’apprentis recommencent des études au terme de l’apprentissage lui-même, voire sont dûment formés par l’entreprise tout au long de leur carrière.
La formation technique et professionnelle en alternance n’est pas une voie de garage dans la mesure où, comme l’entreprise forme l’individu toute sa vie durant, une bonne proportion d’ingénieurs allemands sont formés dans l’entreprise.
Ce système de formation a pour conséquence que les gens formés sur le tas, largement encadrés, ont peu d’autonomie. Leur champ de connaissance étant réduit et leur métier ayant été largement appris selon le système du compagnonnage, dans un contexte qui leur a enseigné une pratique professionnelle “ conforme à la tradition ”, ils sont généralement assez constants dans leurs choix professionnels. C’est positif sur le plan de l’optimisation de l’énergie, mais négatif sur celui des processus de décision dans l’entreprise. Tradition ne rime guère avec Innovation.
Rôle de la formation dans les processus d’intégration : l’entreprise apprenante
Nous évoquions déjà plus haut que dans nombre de plaquettes de sociétés il était affirmé “ Nos richesses sont nos hommes ”. Les entreprises capitalisent-elles véritablement sur leurs ressources humaines ?
En Allemagne. Mintzberg a observé que dans certaines organisations professionnelles, lorsque les tâches sont complexes et que la plupart des schémas d'action ne peuvent être programmés et insérés dans la procédure, on forme un maximum les hommes de sorte à obtenir des comportements normés et prévisibles. C’est là que s’engage ce qu’il nomme la standardisation des qualifications.
Une fois dûment formés, au fur et à mesure de leur avancement en hiérarchie, on laisse une marge de manœuvre de plus en plus importante aux opérateurs.
L’investissement en formation est conséquent. Le taux oscille entre 5 et 8% de la masse salariale et ce, sans obligation légale. Le potentiel humain y est véritablement considéré comme la richesse fondamentale de l’entreprise qui capitalise sur ses salariés.
Il ne faut cependant pas se bercer d’illusions, ni imaginer un altruisme idéal. L’entreprise capitalise sur les savoirs opérationnels de ses hommes et il n’est pas question de demander une formation exotique au seul motif que “ ça m’intéresse ”, ni de vouloir organiser des séminaires sous les tropiques parce que l’on y travaillerait plus efficacement.
Les formations portent essentiellement sur les nouveautés technologiques du domaine d’activité, les pratiques organisationnelles pour les cadres et, pour les autres salariés, il s’agit de “ formations au poste de travail ” destinées à garantir une exécution fiable des tâches qui leur sont confiées.
Celui qui accepte de se former, d’actualiser ses connaissances de Fachmann (« Spécialiste ») bénéficiera d’un plan de carrière à progression continue, la formation lui garantissant une prise en responsabilité graduée et l’intégration progressive de ses nouveaux rôles.
Les individus ne sont donc ni bloqués dans leur vie professionnelle, ni l’objet du “ Principe de Peter ”, qui veut que chacun soit amené un jour à atteindre sa “ zone d’incompétence ”. Les salariés ne sont normalement promus qu’après l’obtention d’un certificat les qualifiant pour la fonction.
Cette formation sera largement organisée par les professions elles-mêmes, ce qui donne à l’individu la garantie de la “ maîtrise des pratiques professionnelles ” les plus actuelles et le conforte au niveau de son entreprise. Passé par une formation professionnelle assurée par des structures reconnues, le salarié sera non seulement considéré comme apte, mais en outre “ porteur de l’orthodoxie de la branche ”. En somme, un vrai “ Fachmann ” accrédité par la profession.
Il est clair qu’à force de formations de ce type, l’individu aura une forte conscience de ses connaissances, ce qui lui conférera une réelle capacité d’affirmation de soi quant aux questions relevant de sa zone de compétence. Il se montrera généralement extrêmement rigoureux quant aux schémas d’action mis en œuvre.
Dûment entraîné à la recherche et à l’application des pratiques idéales dans le cadre du “ Processus des cas ”, il sera très difficile de le faire déroger aux principes de l’enseignement qu’il aura reçu.
Il est à noter que les entreprises allemandes sont dotées d’une fonction de Personalentwickler (« Responsable du Développement des Ressources Humaines») qui, si elle existe dans d’autres pays, n’opère pas en Allemagne pour les seuls « hauts potentiels », mais pour tout le personnel, du plus humble au plus talentueux.
Ceci confirme la pratique égalitaire déjà constatée et dont on verra particulièrement les effets sur les schémas de progression de carrière.
On parle beaucoup d’entreprise apprenante, d’entreprise ascenseur social. Certains théorisent ces concepts, les affirment haut et fort tout en ayant pour objectif véritable, de façon inconsciente certes, d’en parler souvent, mais de ne pas nécessairement les mettre en œuvre. En Allemagne, c’est une réalité.
L’urgence de la reconstruction a bien entendu contribué à cette démocratisation dans l’entreprise, tous abdiquant quelque peu la prééminence individuelle au profit de la reconquista collective.
En France, l’investissement est relatif. On investit maxi 2% de la masse salariale à cette fin, et encore avec force lois rendant obligatoire cette allocation de ressources.
Les réflexions en cours sur l’affectation des responsabilités des formations d’apprentis aux professions semble une bonne démarche. L’entreprise doit assumer ses responsabilités, quitte à sortir ses investissements de contraintes de pérennité.
Processus d’intégration fonctionnelle et d’évolution hiérarchique
En Allemagne, le salarié a bien évidemment des “ devoirs ”, notamment “ le devoir absolu d’exécution ”, mais il a aussi des “ droits ” et parmi ceux-ci, le droit à la pérennité et à l’évolution, en quelque sorte le droit au développement dans la sécurité.
Celui qui remplit sa fonction, qui assume sa tâche, qui est opérationnel, est légitimé en tant que tel dans le corps social et sera titulaire d’une place dans la structure. Celle-ci a pour obligation de prendre en charge ses intérêts.
Le développement hiérarchique se fait en priorité par promotion interne par “ proximité hiérarchique immédiate ”, étape par étape, échelon par échelon, jusqu’au faîte de la structure, jusqu’au sommet de la hiérarchie.
La promotion normale reconnue en Allemagne est la promotion interne dite rationnelle légale :
- Le terme rationnel veut dire que, pour progresser, il faut être un bon professionnel ;
La dimension rationnelle est fondée sur le savoir opérationnel. On ne peut diriger une équipe que si on assumé la tâche soi- même. Ceci exclut un maximum les approches élitistes fondées sur les seuls titres et diplômes.
- Le terme légal signifie que lorsqu’un poste se libère, ce sont les individus à proximité immédiate et disposant du savoir le plus proche qui seront promus.
La dimension légale est fondée sur l’ancienneté. On pratique essentiellement la « promotion interne ». Priorité aux hommes du sérail. L’évolution se fait par « proximité hiérarchique immédiate ». En somme, on prend la place du chef.
Le schéma ci-dessous illustre ce propos :
Le groupe avance ensemble, par aspiration vers le haut à chaque fois qu'un échelon supérieur se libère. Mêmes devoirs, mêmes droits, même rythme d’évolution de carrière. L’évolution est longue, mais relativement automatique.
Concrètement, cela signifie que ce sont les éléments humains avoisinant la fonction vacante, ceux qui ont un savoir-faire immédiat, qui vont être invités à la prendre en charge et, par conséquent, à assurer des fonctions d’autorité sur ceux qui, le cas échéant, étaient leurs pairs précédemment.
Les hommes progressent à l’ancienneté, avec le temps, selon un schéma relativement planifiable. Beraten kann man nur wenn man die Arbeit selber gemacht hat (« On ne peut conseiller que si on a fait le métier soi-même »).
Cette évolution se fait très progressivement et chacun l’accepte. Man will langsam in ein Thema hineinwachsen (« On veut se familiariser avec les choses progressivement »).
Ceci est littéralement une forme de droit moral. S’il l’on enfreint cette règle, on entre dans une zone de turbulence forte.
L’entreprise, ascenseur social ? En Allemagne elle l’est quelque peu effectivement.
Les détenteurs du savoir technique de l’entreprise, les hommes du métier, les “ Spécialistes ” (der Fachmann) seront souvent privilégiés.
Les dirigeants actuels des grands groupes sont fréquemment des techniciens issus de la fonction production qui ont évolué vers la hiérarchie avec le temps. L’ancien patron de Mercedes, Jürgen Schrempp, a débuté comme apprenti mécanicien et se présente fièrement comme “ Ein Autoprofi ” (« un pro de l’auto »).
Si à l'occasion d'une vacance de poste, un type de compétences n'est pas disponible dans la structure, ni ne peut être formé à court terme, on cherchera à intégrer un élément exogène. Cela dit, si l'on déroge à la pratique normale, on se tournera prioritairement vers quelqu’un issu du même métier, un autre “ Spécialiste ”, par opposition aux généralistes et ce, quelles que soient leurs aptitudes intellectuelles et leur capacité dynamique.
Le parachutage d’éléments exogènes n’est pas perçu, comme chez d’autres, comme un enrichissement. Tout un chacun voit la chose comme un acte d’autorité illégitime et un nouvel arrivant dans ces conditions est toujours en butte à des réticences importantes, qui vont croître dans le temps, jusqu’à bloquer tout le système, s’il ne se fond pas dans le moule de l’organisation.
Ainsi, s’il faut absolument intégrer de nouvelles compétences tout en leur aménageant des conditions opérationnelles et financières, voire même un rythme de travail particulier, il vaut mieux externaliser la fonction à la manière de nombreux groupes qui ont créé des filiales spécifiques pour leurs services informatiques quand il s’est agi de développer ceux-ci de manière accélérée. La démarche consiste à isoler les éléments atypiques, “ les indiens ”, pour qu’ils ne perturbent pas la sérénité de la structure mère.
Si un élément exogène doit malgré tout être inséré dans une structure, notamment lorsqu’il s’agit d’une filiale de groupe étranger, il doit être le moins possible opérationnel pour ne pas interférer directement dans le champ de compétence des acteurs historiques de la structure, ni bloquer leur évolution hiérarchique, et servir essentiellement d’agent de liaison avec la maison-mère.
Enfin, si les responsabilités sont naturellement confiées à ceux qui les prennent et si l'individu peut grimper dans la hiérarchie, il n'est cependant pas obligé de le faire. Il n'y a pas la contrainte de la dynamique anglo-saxonne qui dit "up or out". Ici, le salarié dispose d’un “ droit de pause ” et peut très bien décider de ne plus progresser.
Les Allemands ont trouvé une voie médiane, un véritable Sonderweg (« voie spécifique ») permettant de concilier “ développement ” et “ sécurité ”. C’est littéralement le développement dans la sécurité.
Une carrière se fait donc par étapes successives et obligatoires :
- L’intégration dans le corps social, généralement par l’apprentissage ou un stage,
- des fonctions primaires d’exécution, le “ faire ”,
- des fonctions intermédiaires dans le cadre d’une réelle participation, le “ faire et proposer”,
- puis des fonctions hiérarchiques avec autorité sur des tiers, la responsabilité de services ou de groupe, en un mot des fonctions de direction, le “ faire faire ”,
- et enfin, des fonctions proprement dites de top management.
Cela génère des solidarités et un esprit maison formidables, que Durckheim appellera la « Solidarité organique ».
Cette forme de capitalisation de l’expérience est plus incertaine quand un groupe social (individualiste) investit moins au titre de la fidélisation de ses hommes, voire privilégie la mobilité. La mobilité, qui pour eux est vécue comme un enrichissement et un élément de motivation, est aussi une forme d’auto destruction de son savoir-faire et une régression en termes de capitalisation de savoir-faire. Mobilité rime avec obsolescence auto programmée de ses capacités.
Les entreprises françaises ont intérêt à privilégier la promotion interne pour fidéliser leurs staffs, mais aussi à privilégier la promotion interne aux fins de capitaliser sur les savoir-faire individuels.Il est évident que pour éviter le principe de Peter qui veut qu’à un stade donné les hommes deviennent incompétents, il faut bien évidemment les former.
En France, la promotion peut se faire de manière “ interne ” ou “ externe ” par intégration d’éléments exogènes à tous les niveaux pour “ enrichir le corps social ”. La différence, l’œil neuf, est considérée comme un facteur de dynamisme et de renouvellement.
Lorsqu’elle est interne, la progression de carrière va largement dépendre de la situation familiale et du tissu relationnel des individus. Le cas échéant elle peut aussi se faire “ au mérite ”, en fonction des performances, quitte à ne pas respecter l’ancienneté.
Lorsque l’entreprise est importante et caractérisée par des comportements élitistes, la promotion se fera essentiellement en fonction du diplôme initial de l'individu. Classé socialement par sa formation initiale, l’individu sait d’entrée de jeu à quel poste il peut aspirer et, corrélativement, à quel niveau hiérarchique il sera bloqué. La “ transgression ” sociale sera rare et la promotion interne faible. Quand elle intervient, elle repose largement sur le capital relationnel que l’individu aura su constituer. C’est une approche politique.
Les conditions psychologiques de l'évolution hiérarchique
En Allemagne, les individus deviennent titulaires de droits avec le temps, il faut donc éviter de se tromper sur le choix de ses collaborateurs et s’assurer qu’ils ne seront pas un sujet de dysfonctionnement pour le groupe.
Le groupe va s’assurer qu’ils auront les capacités professionnelles, les aptitudes techniques et opérationnelles requises, mais aussi et surtout la capacité d'intégration et la volonté de se soumettre à ses valeurs organisationnelles et hiérarchiques. Il y donc une double contrainte pour l’intégration : compétence et diligence d’une part, allégeance d’autre part. Il s’agit de tester la fiabilité des impétrants pour éviter toute déviance ultérieure. Avant qu'ils ne bénéficient d’apports en technicité et ne deviennent titulaires de droits, ils seront mis en observation.
Cette période permet de se frotter à un univers professionnel pour vérifier si la spécialisation convient, d‘acquérir un véritable métier sanctionné par un diplôme tout en étant quelque peu rémunéré.
Cela renforce la relation personnelle du candidat avec l’entreprise, d’autant plus que la majorité des Azubis (Auszubildende, « apprentis ») a un parent, père, mère, oncle, tante dans l’entreprise qu’ils intègrent. On les appelle des Mikis ou Mitarbeiterkinder (« enfants de collaborateurs »). Cela n’a pas que des avantages, car le poids des familles oblige les entreprises à recruter des employés, le cas échéant, moins compétents, ce qui accentue la dimension traditionnelle et le poids politique des anciens et renforce les réticences au changement.
L’apprentissage, le stage, la fonction de “ trainee ” sont donc un premier sas de vérification de normalité et de faisabilité, une phase d’observation et de socialisation.
Im Unternehmen will man die fachlichen und sozialen Eigenschaften prüfen (« pour l’entreprise, il s’agit de vérifier les capacités professionnelles et sociales d’une personne »).
Les jeunes diplômés, ou Hochschulabsolventen, démarrent généralement eux aussi par un stage d’un à deux ans, rémunéré environ 1.000 euros par mois).
Une fois reconnue sa capacité à “ être ” au sein du groupe, son “ savoir être ”, l’individu va pouvoir progressivement affirmer son “ savoir-faire ”. Il va connaître une progression continue, mais lente, de sa carrière, passant par des paliers de savoir et d’expérience.
“ En devenir ”, il n’est pas encore reconnu comme un des pairs. Il doit d’abord faire ses preuves et il lui est demandé de faire profil bas, de prouver qu’il sait s’intégrer dans le moule avant de chercher à vouloir accéder à une autorité quelconque et être officiellement admis comme co-acteur qualifié.
Au début, quel que soit son diplôme, il est usuellement cantonné dans des fonctions d’exécution. Son champ d’action est totalement bordé, tant en termes de mission que de moyens et de méthodologies à appliquer. A ce stade, chaque opérateur est astreint à l’observation impérieuse de règles extrêmement formalisées dans les “ manuels de procédures ”, les Handbücher. Il doit se borner à “ faire ” et il est astreint à une importante soumission hiérarchique.
Lorsque se présentera une opportunité de promotion, elle lui sera proposée sous la condition qu’il satisfasse au choix conjugué de la hiérarchie et de ses pairs.
- A l’égard de la hiérarchie qui opérera une sélection positive, il faudra qu’il ait démontré sa capacité à “ faire ”, sa valeur professionnelle intrinsèque, sa performance.
- A l’égard de ses pairs qui effectueront une sélection négative, il aura dû démontrer sa capacité à intégrer les normes du groupe, sa volonté d’être un acteur positif, à éviter les conflits. Il sera l’objet d’une véritable cooptation.
Quand il commence à être reconnu comme acteur ayant du potentiel, lorsqu’il a démontré, longuement, sa capacité à exécuter les tâches qui lui sont confiées, mais aussi à « être » au sein du groupe, il accède au niveau de la participation où il va pouvoir “ faire et proposer”.
Il sera admis au sein des comités décisionnels, les Gremien ou Ausschüsse, pourra prendre part aux décisions opérationnelles et pourra mitstimmen (« contribuer aux décisions »)Ce sera le début de la consécration, car il se verra attribuer ein Kompetenzbereich, ein Zuständigkeitsbereich (« une zone de compétence ») en propre.
Ultérieurement, en fonction de nouvelles opportunités de progression, il lui sera proposé de prendre en charge des fonctions de direction, des fonctions d’autorité hiérarchique sur des tiers. C’est le “ faire faire ” en qualité d’Abteilungsleiter (« responsable de service ») ou Verkaufsleiter (« directeur commercial »).
Cette évolution requiert généralement un minimum de 5 à 10 ans d’ancienneté et intervient à 40 ans environ, pour garantir un minimum de maturité.
Plus tard encore, après 20 à 30 ans de bons et loyaux services, de respect continu et régulier des normes de l’organisation, le salarié pourra accéder aux plus hautes responsabilités, la Gérance, le Comité de Direction, le “ Vorstand ”.
On laisse donc largement mûrir les compétences. L’autorité s’acquiert avec le temps. De ce fait, évidemment, les jeunes diplômés n’accèdent que rarement à des postes à responsabilité dans les premières années, contrairement à ce qui se passe sous d’autres cieux.
En France, milieu individualiste, on teste les collaborateurs pour effectuer une sélection au fil du temps. On privilégie les aptitudes particulières et on cherche des individus “ moteurs ”. Ce faisant, on ne s’interdit pas de prendre le risque d’intégrer des éléments atypiques, considérant que s’ils ne s’avèrent pas opérationnels on les remerciera.
Evolution fonctionnelle et changement structurel
En Allemagne, les hommes évoluent sans être transférés dans une nouvelle entité hiérarchique distincte. Ils progressent en savoir et en compétence tout en restant intégrés dans leur service d’origine.
L’évolution de carrière se fait progressivement et dans une logique très linéaire, étape de savoir par étape de savoir, chaque niveau de compétence acquis appelant le suivant. De ce point de vue, les changements radicaux de fonction, dont certains sont si friands, sont ici considérés non pas comme un enrichissement, mais comme une infidélité, un écart, une dispersion et une perte de compétence.
Mintzberg constate que dans ces structures, les hommes sont tour à tour opérateurs et ordonnanceurs : en l’occurrence, la pratique qu’il constatait dans les métiers intellectuels s’est généralisée à l’environnement mécaniste donc aux entreprises de production, destituant effectivement Taylor.
En France, les éléments humains amenés à progresser sont généralement l’objet d’une mutation tant géographique que structurelle. On doit souvent passer à un autre service pour constater l’évolution de la compétence.
Indépendamment de l'attitude élitiste, qui implique une distanciation hiérarchique à l’égard des subordonnés, le jeu humain se caractérise par une démarche très empathique et qui est très impliquant sur le plan affectif. Ceci fait que les hommes ont quelque mal à passer d’une relation d'égal à égal à une relation de supérieur à subordonné.
Faut-il accepter de devenir le patron de son service ? non, dit un recruteur français dans L’essentiel du Management. Pour lui “ passé dans cette situation, le nouveau chef est à coup sûr voué à l’échec. Il aura toujours un problème de légitimité. Jamais le groupe ne l’acceptera réellement comme chef. C’est comme si on demandait soudain à un enfant de jouer le rôle de père auprès de ses propres frères. Il est plus sain de changer de service une personne promue ou bien de procéder à un recrutement externe”.
Comme si un pair expérimenté ne devait jamais pouvoir diriger ses pairs, ni l’autorité être rationnelle-légale selon le concept de Max Weber.
Ceci entraîne de fréquentes mutations au sein des grandes structures avec changement de métier et de service pour ne pas être en prise directe avec d’anciens collègues, mais aussi pour “ l’enrichissement personnel”. On nomme cela la Mobilité. Ce mode de gestion des ressources humaines entraîne pour l’entreprise deux séries de conséquences néfastes :
- tout d'abord une moindre fidélisation de ses hommes,
- puis une perte considérable de savoir-faire, un véritable sabordage de la courbe d’expérience.
Fidélisation ou rotation du personnel
En Allemagne, le personnel expérimenté aura généralement à la fois un droit à la pérennité de son emploi et un droit d’évolution. Il va monter dans la hiérarchie automatiquement s'il joue le jeu.
“ Il y a un lien libidinal dans toute organisation. ” Bernoux : La sociologie des organisations. En Allemagne, ce lien est particulièrement cultivé, ce qui génère des solidarités et un esprit maison formidables.
Privilégiant les compétences internes, assurant un plan de carrière programmé et accompagné d’un plan de formation confortable, dotant ses ressources humaines performantes de responsabilités et de rémunérations substantielles, l’entreprise bénéficie d’une grande fidélité de son personnel, ce qui, par effet vertueux, lui permet de pratiquer une importante délégation de responsabilités.
En l’occurrence, le dicton "nul n'est prophète en son pays" ne s’applique pas en terre communautaire, le prophète n’y change pas de pays, il reste avec les siens s’il veut évoluer.
Son groupe social, une entreprise bien assise, donnent à l‘individu une garantie de survie par le versement d’un salaire honorable et des garanties dans le temps, ainsi que de développement régulier dans une évolution hiérarchique certaine. Il n'a donc aucune raison d'aller ailleurs pour voir si les vaches sont plus grasses ou l’herbe plus verte et n’aura guère propension à changer. Il n’en éprouve pas la nécessité.
"Ce n'est pas à 25 ans de la retraite que je vais changer de boîte" dit l’Allemand. Ce n’est pas le système japonais de l'emploi à vie, mais cela y tend.
L’individu ne cherchera donc à “ transhumer ” que dans le cas d’un accident de parcours :
- Un conflit non maîtrisé, ce qui peut arriver, mais sera moins fréquent qu’ailleurs, car dans ces groupes sociaux fortement structurés, la formalisation des rapports sociaux a pour effet de largement neutraliser les affects,
- Le déménagement de l’entreprise. En France nous fustigeons la faible mobilité de nos concitoyens. En Allemagne, elle est beaucoup plus faible encore et les hommes sont bodenständig (« attachés à leur racines »). Ils n’aiment guère abandonner leur sozialer Rahmen (« milieu social d’appartenance »). Cela est dû à leur coté communautaire qui les conduit à nouer des liens associatifs et familiaux locaux forts, qu’ils auront beaucoup de réticence à rompre (il y a en Allemagne près de 10 fois plus d’associations qu’en France, ce qui témoigne également de la caractéristique communautaire de ce pays). Le déménagement de leur employeur sera donc souvent pour eux le moment d'un choix crucial : suivre l’employeur ou prendre le risque de changer d’entreprise.
- La faillite de l’entreprise, qui ne leur laisse pas d’autre alternative. Par les temps qui courent, cela devient une circonstance de plus en plus fréquente.
En tous cas, force est de constater que l'individu ne quitte sa structure d’appartenance que contraint et forcé.
Comme l’évolution de carrière se fait à l’ancienneté, si un individu veut profiter d’une opportunité et prendre le risque de changer de structure, il a intérêt à ne pas commettre d’erreur, à ne pas se surestimer, à ne pas louper la marche, car s’il quitte “ l’échelle de programmation automatique ” où il se trouve pour en escalader une autre, il prend un risque conséquent.
Dans la nouvelle structure il connaîtra des réticences très fortes à son intégration et s’il ne parvient pas à s’affirmer, si la greffe ne prend pas et qu’il doive se remettre sur le marché du travail, il aura grandement endommagé son CV. En effet, les employeurs n’aiment pas les job hoppers (les personnes que changent fréquemment de job).
Alors qu’en France on explique aux étudiants qu’il faut avoir travaillé dans quatre ou cinq entreprises pour acquérir un savoir large et des compétences multiples, en Allemagne un CV relatant de fréquents changements d’employeur fait naître la suspicion.
Ceci restreint la propension des individus à transhumer et les incite à ne prendre le risque d’intégrer un nouveau job que si celui-ci donne toutes garanties de pérennité. Il est clair que cette donnée va avoir des conséquences considérables sur les pratiques de recrutement.
En France , le personnel peut ne pas avoir de plan de carrière bien précis et être susceptible d’évolution au fil des opportunités. En conséquence, il ne sera pas rare qu’il tente sa chance ailleurs pour voir si justement des opportunités d’accélération de carrière existent.
Cette propension au nomadisme professionnel est inversement proportionnelle à la taille des entreprises. Elle décroît plus l’entreprise est importante, dans la mesure où celle-ci est susceptible d’offrir plus d’opportunités de carrière que les petites, mais elle sera néanmoins proportionnellement plus importante que en Allemagne, et en particulier pour les commerciaux.