Allemagne : Organisation de réunions et prise de décisions

Posté le | Par Gilles UNTEREINER

Extrait du livre "Le marché allemand aujourd'hui" Stratégie, vente et management"
disponible chez https://bit.ly/2qnXt9y

Chapitres déjà publiés : 

Chap. 1 - Stratégie de conquête pour l'Allemagne

Chap. 2 -Allemagne - La demande, le marché...les marchés

Chap. 3 -Politique commerciale et choix de distribution en Allemagne

Chap. 4 -Gestion directe du marché allemand

Chap. 5 -Tactiques de négocation

Chap. 6 -Les étapes de la négociation

Chap. 7 -Allemagne - Gestion des conflits

Chap. 8 -Le recrutement en Allemagne

Chap. 9 -Animation d'une structure commerciale en Allemagne

Chap.10 -Implantation d'une structure commerciale en Allemagne

Chap.11 -Acquisition d'une société, croissance externe en Allemagne

Chap.12 -Intégration des structures reprises en Allemagne - PMI Post Merger Integration

Chap.13 -Allemagne - Sensibilisation interculturelle, management et culture

Chap.14 -Facteurs de développement des entreprises en Allemagne

Chap. 15-La gestion courante des entreprises en Allemagne

 

Chap. 16 - Organisation de réunions et prise de décisions en Allemagne 

Pour comprendre tous les aspects psychologiques sous-jacents aux comportement de leurs nouveaux collaborateurs, les cadres dirigeants ont intérêt à se sensibiliser à la culture d’entreprise proprement dite, laquelle diffère passablement aux plans

  • de l’approche stratégique,
  • de l’investissement et de la productivité,
  • de l’approche internationale,
  • du système d’autorité, de l’innovation, 

    on l'a vu, mais aussi, et particulièrement,
  • de la gestion de réunions et de l’organisation du consensus décisionnel à cette occasion.

Une décision peut être prise de manière souveraine par un porteur d'autorité déterminé, en son âme et conscience, lui-même se regardant dans les yeux derrière les coulisses, ou faire l'objet d'une discussion consensuelle, laquelle bien évidemment va requérir un instrument de travail : la réunion.

Finalités de la réunion

D’une manière graduée, les Anglo-Saxons, qui ont beaucoup travaillé la question, relèvent diverses finalités à une réunion.

La distribution d’instructions

Le responsable décide et informe ses subordonnés de ses décisions. C’est la forme d'autorité la plus strictement patriarcale. Le cas échéant, le responsable s’efforcera de “ vendre diplomatiquement ” ses décisions à ses subordonnés.

La concertation

Le responsable présente ses idées et demande des avis et recommandations, manière de prendre en compte l’expérience des opérateurs, sans cependant se tenir lié par les avis exprimés.

La participation

Le responsable présente les problèmes, fixe une marge de manœuvre et demande au groupe de proposer des solutions multiples, parmi lesquelles il en choisira une. Le groupe a une grande capacité d’influence, car il est autonome dans le choix des options qu’il présente.

L’autonomisation

Le responsable fait fonction de coordinateur et laisse le groupe chercher ses solutions et prendre ses décisions. Forme participative la plus absolue, requérant non seulement des acteurs responsables, mais encore une discipline de groupe rare. Elle peut a priori apparaître comme une forme idéale, à la réserve près suivante : les solutions proposées sont généralement fondées sur le plan des intérêts du groupe opérationnel qui les émet, pas forcément sur le plan de la stratégie d’ensemble de l’entreprise. La rationalisation des choix budgétaires n’y trouve pas nécessairement son compte comme on l’a vu plus haut.

En Allemagne, les processus tendront vers la dernière formule évoquée ci-dessus, l’autonomisation. On veillera à ce que toutes les compétences concernées soient associées, car ce sont elles qui vont devoir préparer et prendre la décision. Rappelons qu’en Allemagne “ décider c’est convoquer les experts ”.

La réunion devient le véritable moment de concertation, mais aussi de consécration de la volonté collective, la véritable instance de décision. 

Dans cet environnement, la réunion est donc toujours un événement. Ce qui suppose une réelle tension. Konferenzen können den Kopf kosten oder die Karriere fördern (« une conférence/réunion peut conduire à faire tomber des têtes ou permettre de booster sa carrière ») proclame la publicité d’une chaîne d’hôtels vantant ses infrastructures.

Voici sommairement ce qui concerne la finalité d’une réunion. Il nous reste à analyser le fonctionnement des groupes constitués.

Nous examinerons les pratiques des uns et des autres à plusieurs égards :

  • La préparation de la réunion,
  • la tenue de la réunion,
  • la conclusion de la réunion.

En France, la décision est généralement prise de manière souveraine par les titulaires de l'autorité. Si réunion il y a, elle sera plus vécue comme un moyen de recueil d’informations, de prendre la température, d’évaluer les rapports de force, que comme une instance de décision.

„Que la moitié plus un gouverne avec le consentement de la moitié moins un est une règle bien étrange, qu‘aucune société n‘a jamais pensé légitime, dans aucune civilisation autre que l‘Europe occidentale et les Etats-Unis depuis deux siècles. Dans la plupart des sociétés de format restreint, soit les chefs de famille délibèrent des intérêts de la collectivité pour arriver à une décision unanime, soit le chef dit la volonté collective du groupe après s‘être assuré qu‘elle est bien telle.“ Henri Mendras L‘Europe des Européens, Page 45

La réunion est aussi un moyen de diffusion des décisions déjà prises, un moyen de diffusion de l’information. Le gestionnaire d'équipe livre au groupe le fruit de réflexions mûrement réfléchies et largement avancées, qu’il cherchera à faire partager a posteriori. La décision aura déjà été prise, soit par un acteur unique, soit par un aréopage restreint, avant la réunion, en interpersonnel. Hinter der Kullisse (« dans les coulisses ») diront les Allemands avec une frustration phénoménale.

Ce processus centralisé dans les mains de quelques « managers minute » et engagé au cas par cas permet une prise de décision très rapide.

Dans les grandes entreprises, on va viser l'optimisation maximale de l'énergie des hommes par leur implication, et le mode normal de la relation sera plutôt de l’ordre de la participation, visant sinon au "réenchantement du travail", tout du moins à l’implication des exécutants. 

En Allemagne cela donnera le sentiment de la manipulation qui va générer une opposition n’ont pas larvée mais directe.

Préparation de la réunion

Ordre du jour

En Allemagne, la réunion est non seulement un moment d’information, mais aussi une instance de décision

Une réunion est donc le moment d’exposer devant ses pairs sa position sur un point opérationnel particulier. L’Allemand, le Spécialiste, le Fachmann, voudra impérativement avoir pu se préparer. Il ne prendra pas le risque de discourir sur des questions qu’il ne maîtrise pas à 100%. Il ne s’engagera pas sur une thématique non préparée de peur de se faire enfermer dans une décision qui ne lui conviendrait pas totalement "dass er festgenagelt wird". Point n’est donc question d’entretiens informels à bâtons rompus.

Si l’on veut obtenir que le participant soit impliqué, il faut un ordre du jour très détaillé des points qui seront discutés et une liste des participants, sans oublier les intervenants externes, qui précise qui doit prendre position sur quoi. Il faut aussi, bien évidemment, avoir laissé du temps aux participants pour se préparer. Par exemple : envoi de l’ordre du jour 15 jours avant la réunion et récupération des prises de position de chacun des participants 8 jours avant pour distribution aux autres participants, de sorte que ceux-ci puissent prendre connaissance des propositions et aligner leurs propres positions.

Si la préparation de l’ordre du jour est impérieuse, s’y tenir ne l’est pas moins. Celui qui dirige la réunion devra éviter tout débordement et toute digression, fussent-ils rendus nécessaires pour un motif d’urgence. Contrairement au Français qui se sent d’humeur à broder sur toute problématique qui se présente, même et surtout si elle ne relève pas de ses compétences propres, lorsque l’on sollicite l’Allemand de façon impromptue, il refusera généralement de s'engager sur un terrain qu’il ne maîtrise pas. Il bottera en touche au motif que ce point n’est pas inscrit à l’ordre du jour (War nicht vorgesehen) et, si l’on insiste, il pourra faire preuve d’une grande inquiétude et d’agressivité.

Maîtriser l’ordre du jour est donc un élément de pouvoir, car il permet de cadrer l’action et les décisions en fonction de ses priorités propres. La négociation de l’ordre du jour devient souvent une négociation en soi.

Cette façon très directive génère souvent un choc psychologique pour les Français qui sentent bien leur libre arbitre “ contraint par la méthode ” et peuvent éprouver le sentiment d’être agressé dans la mesure où l’organisateur de la séance aura pris les devants pour imposer sa perspective et ses solutions. Le sentiment d’être en train de se faire posséder peut entraîner une résistance forte.

En France, comme il s’agit essentiellement d’échanges et de “ prise de la température ”, il n’y a pas forcément d’ordre du jour et si ordre du jour il y a, il sera généralement très “ouvert“, très élastique, comportant un énoncé de points généraux, de tous les thèmes de discussion en cours et que l’on pourrait être amené à examiner, le cas échéant, en fonction du temps disponible, de l’intérêt des parties prenantes à la réunion, de l’humeur en somme…

Il pourra même y avoir à l’ordre du jour un premier point consistant justement à “ définir l’ordre du jour ” !

Il pourra également y avoir le fameux “tour de table”, devant permettre à chacun de faire connaître et valoir ses “urgences”, voire d’apporter sa “nouvelle du moment”. De ce fait, même si un soupçon d’ordre du jour existait, celui-ci pourrait très vite être balayé par les propositions nouvelles avancées. Sans ce tour de table défouloir, les participants n’auront de cesse de vouloir exposer qui leurs succès, qui leurs préoccupations du moment à brûle pourpoint.

Comme la réunion n’a pas véritablement de vocation décisionnelle, chacun ayant conscience que de toute façon la décision ultime sera prise “ à plus haut niveau ”, et comme par ailleurs une décision peut toujours être inversée si un paramètre nouveau le requiert, les propos échangés n’engagent pas vraiment ceux qui les tiennent. L’exercice relève davantage du brainstorming, consistant autant, sinon plus, à “ exercer sa créativité ” que sa rationalité.

Périodicité

Allemagne : il faut  ritualiser la communication et la programmer à échéances régulières et fixes qu’ils nomment d’ailleurs « jours fixes » en précisant les jours, les heures et les lieux choisis.

France : une réunion peut être organisée ad hoc, chacun cherchant à solliciter le groupe en fonction de ses impératifs du moment.

Ceci doit être fait tant pour ne pas perturber le fonctionnement de l’organisation par une réunionnite ad hoc chronophage, que pour se garantir que nul n’aura d’excuses pour dire qu’il n’avait pas pu se libérer et, le cas échéant, vouloir a posteriori contester, voire invalider les décisions prises.

Invitation à la réunion

L’invitation à la réunion est d’importance.

Allemagne : pour tout projet, l'on constitue un groupe projet, dont les participants sont nommément désignés. Comme la décision se prend au plan opérationnel, ils n’ont pas non plus le réflexe d’inviter la hiérarchie aux travaux courants. Ceci les conduit au contraire à ne vouloir inviter que les décideurs impliqués et eux seuls. Il s’agit toutefois d’inviter formellement tous ceux qui sont partie prenante dans une décision, faute de quoi elle ne serait pas valable. C’est toujours l’autorité rationnelle légale.

France : la pratique décisionnelle étant fluctuante, un nouveau paramètre ou un nouveau participant, voire la hiérarchie, pouvant changer la donne, on s’efforce d’inviter un maximum de participants. Principe relationnel oblige.

Programmatiopn et durée de la réunion

Allemagne : lorsque l’on a un ordre du jour formel et bien structuré, on aura quelques chances de pouvoir cadrer les interventions et de les programmer de sorte que tous les points de l’ordre du jour puissent être traités.

Pour optimiser la réunion, l’Allemand va bannir les pratiques discursives aléatoires. Chacun doit se conformer à son temps de parole attribué.

Une réunion sera donc l’objet d’une programmation temporelle stricte, le responsable d’un sujet étant sensé tenir son temps de présentation et le temps de questionnement strictement dédié à la validation des hypothèses présentées par lui, mais non à débattre sur le fond. Si la démonstration n’a pas été convaincante, elle est sensée donner lieu à des examens complémentaires et à une nouvelle présentation, pas une discussion à bâtons rompus où chacun pourrait apporter sa pierre, y compris pour ce qui est des schémas opérationnels ne relevant pas de leur domaine de compétence.

France : lorsque l’on a un ordre du jour élastique, et, qui plus est, lorsque les intervenants peuvent être amenés à introduire de façon impromptue de nouveaux points à l’ordre du jour, la gestion du temps sera forcément aléatoire.

Confrontés à des ordres du jour élastiques, les Allemands seront déboussolés, voire irrités au risque de les voir se mettre en opposition frontale.

Négociation et jeux d’influence

La présentation d’argumentations et la négociation sont matière à autant de styles différents que ceux que nous avons constatés pour la préparation des décisions.

Introduction d'un sujet ou d'un point d'ordre du jour

En Allemagne

Préalablement à la réunion, le Fachmann va préparer son sujet, faire l’état de l’ensemble de la question dans ce domaine, chercher la pratique professionnelle recommandée dans ce cas particulier.

Le mode d’argumentation fondé essentiellement sur du factuel se veut logique, en un mot, rationnel. Dans son registre professionnel qui veut reposer sur la logique, il n’y aura en général qu’une vérité. Pour cet individu, imprécision et improvisation sont l’expression du non-professionnalisme.

La logique se veut science du jugement pour permettre de statuer sur la validité d‘un raisonnement grâce au principe de non-contradiction

Elle s’attache à démontrer quelque chose et se concentre nécessairement sur un problème particulier qui va être analysé et pour lequel on développera une argumentation dédiée au fait spécifique.

Elle requiert des preuves évidentes. Des faits.

Le discours se veut utilitaire, ce qui implique un raisonnement construit, factuel, intégrant un maximum de faits probants.

La communication sera, selon le concept développé par l’anthropologue américain Edward T. Hall, plutôt de nature explicite, ne laissant rien au hasard.

La logique impose de fonder le raisonnement, d’énumérer tous les paramètres de la problématique abordée, de relater tous les faits préalables, de faire un réel historique du sujet avec un rappel des étapes et des décisions actées dans le passé, ce que les Allemands appellent le Sachverhalt, une forme de reformulation, de répétition générale qui vise à s’assurer que chacun est bien au même niveau d’information.

L’individu “ n’entendra pas ” ce qui n’est pas dit de façon explicite.

La joute intellectuelle n’est pas ce qui caractérise les attentes du cru. Le discours est donc très direct. Pas de litotes, pas de sous-entendus, pas d’understatements. Des faits, des faits, et encore des faits. Hard facts. Disent les Anglo-Saxons. Cela dit, de mots, point trop n’en faut. Il s’agit d’éviter la logorrhée verbale et les discours sophistiques sur le modèle “ thèse, antithèse, synthèse ”.

C’est la même chose pour ce qui concerne l’écrit. Il faut donner des faits bruts ne requérant pas de décodage. L’Allemand ne cherchera pas “ le sens caché ” d’un message.

Quoiqu’il en soit, s’étant préparé, il cherchera non pas à simplement présenter différentes options, mais bien au contraire à vendre SA solution, la solution idéale. Il fera un exposé très affirmé de son analyse, de sa position et sera relativement directif, car somme toutes, pour lui, en tant que Fachmann, il s’agit de prouver qu’il maîtrise parfaitement son sujet.

En France, la tendance sera souvent grande de se projeter dans une argumentation prospective, de dessiner de grandes fresques, de s’engager dans des modélisations larges (témoignant ainsi de l’aptitude intellectuelle et des capacités de l’individu de type polyvalent).

Cela va conduire à des effets d’annonce de façon à afficher très tôt ses idées et ses options, tout en tentant de mobiliser l’attention des autres sur le projet, que l’on revendique comme sien, mais sur lequel on voudra les impliquer.

La présentation d’un projet dûment préparé doit se faire sans trop en restreindre encore le périmètre, de sorte que l’intelligence opérationnelle des autres participants ne se trouve pas devant une recommandation fermée, dans une situation de non choix qui provoquerait une avalanche d’objections plus ou moins fondées. Si une décision devait être prise à l’arraché, on courait le risque d’obstruction dans sa mise en œuvre.

Une bonne partie de l’art du présentateur d’un projet consiste donc à introduire son sujet en faisant en sorte d’associer les participants aux choix qui seront faits, tout en ayant ficelé la proposition de telle manière qu’elle ne coure pas le risque d’un brainstorming délirant.

Il importe donc généralement d’avoir ménagé une marge de manœuvre, tout en ayant préparé des arguments pour resserrer le panel des choix possibles. Concrètement, il s’agit de présenter des propositions à alternatives multiples de façon à respecter la capacité de proposition des autres en formulant plusieurs hypothèses de travail :

A.  L’idéal, le rêve, B.  la solution minimaliste insatisfaisante, C.  une formule intermédiaire, en somme la raison,

tout en assortissant chacune de ces hypothèses d’un panel de critères :

  • avantages,
  • contraintes,
  • réflexions budgétaires,


    de sorte que chacun puisse apporter sa pierre en connaissance de cause, tout en étant cadré dans un périmètre de choix délimité.

D’autre part, pour éviter le risque qu’un des participants se mette en opposition pour une raison subjective ou objective, il est généralement recommandé d’avoir évoqué la question intuitu personae avec chacun d’entre eux préalablement à la réunion. Ainsi, ils seront au courant du contexte et auront un minimum de raisons d’interférer négativement.

Une hiérarchie avertie procède de la sorte si elle veut éviter le risque de blocage d’un projet. Mais la démarche est d’autant plus recommandée que l’on cherche à vendre une idée à ses pairs ou à ses supérieurs.

Quant au mode d’argumentation, les individus peuvent utiliser la démarche logique pour les questions simples et évidentes. Pour les points plus sensibles ou sur lesquels ils ne disposent pas d’une argumentation claire, limpide et évidente, ils vont avoir tendance à recourir à la rhétorique pour englober la question dans une argumentation multiple.

La rhétorique consiste à ne pas se laisser enfermer dans une argumentation réductrice, ni se borner à un fait particulier. Elle va déborder du champ de préoccupation strict pour le placer dans un tout, en visant à influencer la décision de considérations plus larges. Elle va l’insérer dans un champ d’argumentation complémentaire visant à emporter l’adhésion d’autrui par l’impact global de la décision.

Il s’agit littéralement de collationner l’ensemble des paramètres ayant une incidence pour ouvrir la réflexion et ne pas se laisser enfermer dans un raisonnement trop étroit.

Le cas échéant, elle peut aussi conduire le locuteur à vouloir pousser l’autre à prendre un pari sur des hypothèses hasardeuses, c’est-à-dire non encore expérimentées, considérant que l’on peut parvenir à avancer à force de volonté et malgré les contradictions apparentes, et que “ là où il y a une volonté, il y a un chemin ”.

Cette démarche se veut l’expression même du volontarisme dans une logique prométhéenne où l’homme va chercher à faire plier sinon les Dieux, du moins les évidences.

Il peut se créer des constructions intellectuelles qui se veulent motivantes par delà la contingence sommaire des faits, le tout avec force références à des concepts forts qui font de l’individu un véritable manipulateur de symboles, le tout augmenté d’une dynamique de séduction où le style, la personnalité de l’orateur comptent autant que la qualité des arguments, le tout visant à donner à l’offre objective un supplément d’intérêt par la dimension subjective et à donner à l’autre envie de travailler pour le plaisir intrinsèque de la relation.

Ce faisant, la communication peut devenir essentiellement implicite, c’est-à-dire sans explications circonstanciées, partant du principe que chacun devait faire ce qu’il fallait pour être „au courant“.

„Deutsche Partner versuchen damit oft in Präsentationen zu überzeugen. Die tollsten Fakten langweilen aber Franzosen, wenn der Erfolg nicht mit Esprit und Witz vermittelt wird. Dit un conseil allemand (Les partenaires allemands essayent de persuader. Les faits les plus probants ennuient les Français s’ils ne sont pas soutenus avec esprit et humour).

Il est évident que si le mode de communication allemand est lassant pour les Français, celui qu’utilisent ces derniers peut être perçu comme chargé de duplicité, comme l’art de noyer le poisson pour vouloir l’emporter par une argumentation spécieuse, proprement sophistique.

Par ailleurs, les effets d’annonce dont sont coutumiers les Français vont les perturber dans la mesure où, d’une part, les digressions débridées ne sont pas leur genre et, d’autre part, ces manœuvres oratoires leur donnent le sentiment que la question évoquée aura été déjà largement débattue, voire même tranchée à leur insu. Ils sont une infraction au consensus et il en résulte crispation et frustration.

Gestion de contre-argumentations 

En Allemagne, l’individu se focalise sur le registre opérationnel particulier qui est le sien, sur lequel il s’efforce d’identifier toutes les “ bonnes pratiques ” dûment avalisées par sa profession et recensées en autant de cas. Il s’attend à une argumentation fondée sur la stricte logique.

La rhétorique, intégrant des éléments qui ne sont pas forcément liés au sujet énoncé, et la dialectique peuvent donner de l’individu qui les utilise une image très versatile, volatile, voire empreinte de duplicité.

 En Allemagne, le responsable d’un projet ne peut laisser faire des choix erronés sans prendre parti, en prétextant des diktats hiérarchiques. Il n’a pas la capacité de faire fonctionner le “ principe du parapluie ” et de se réfugier derrière l’argument d’un forcing de la part de la hiérarchie.

Si, pour ne pas être en opposition avec cette dernière, le “ Fachmann ” laisse prendre une décision dans son domaine de compétence, et que celle-ci s’avère ensuite impraticable, c’est son problème. S’il ne s’y est pas opposé, il est en défaut et la faute lui en sera imputée.

Les titulaires de l’autorité ne manqueront donc pas de faire valoir leur position personnelle pour tout ce qui concernera ou aura un impact direct sur leur domaine de compétence.

Tout point mis à l’ordre du jour susceptible de l’impliquer provoque donc nécessairement chez lui une poussée d’adrénaline.

Tous les autres Fachmänner présents sont dans l’obligation de juger si les nouvelles propositions avancées leur semblent praticables par rapport à l’état de l’art dans leur domaine respectif de compétence. Si certaines options ne leur semblent pas praticables dans la séquence d’action dont ils ont la charge, la règle du jeu est qu’ils le fassent savoir.

Ils vont alors défendre résolument leurs positions. De ce fait, le processus décisionnel est fondé sur la confrontation et les arbitrages ne se font pas nécessairement en douceur. Le consensus n’est pas serein, bien au contraire, et s’il reste l’objectif, il s’agira plutôt d’un “ compromis utilitaire ”, rarement d’un “ consensus mou ”.

 Nous sommes fascinés en France par l’idée de consensus. Mais nous ne nous rendons pas compte que /.../ le consensus n’est pas acquis d’avance. Il se fabrique à force d’efforts. (p.70) ” Michel crozier : La crise  de l’intelligence

La négociation sera extrêmement combative, chacun défendra point par point ses intérêts, quitte à “ monter sur les barricades ”, ce qui donne souvent le sentiment que rien ne peut être négocié dans la concorde et l’harmonie et que tout doit être conquis de haute lutte.

“ La justice est une lutte, et tout arrive à l’existence par la discorde et la nécessité. ” Héraclite d’Ephèse.

Cette façon de faire sera contre-productive face à des groupes plus caractérisés par l’Empathie et la centralisation de l’autorité, car ces interlocuteurs vont interpréter ces prises de position comme un manque de respect.

En France, les êtres n’aiment pas s’enfermer dans un seul choix. Pour eux la vie est mouvement, évolution et il n’y a pas de choses intangibles. Encore une fois : „le monde n’est qu’un branloire pérenne“ (Montaigne). Pour eux il n’y a donc pas de “ vérité absolue ”, mais seulement des vérités, et tout choix, toute solution est contingente des contraintes et des préférences du moment. Ils considèrent donc que par rapport à une question, il peut y avoir plusieurs réponses alternatives.

  • Si leurs arguments sont évidents, la stricte logique l’emportera.
  • Si ce n’est pas le cas, ils vont aussi recourir à la rhétorique.

Parallèlement à la logique et à la rhétorique, les Français pourront également utiliser la dialectique. Devant l’impossibilité de donner une réponse logique ou rhétorique englobante à une question, la dialectique va chercher à dépasser les contradictions en déplaçant la problématique.

Sollicitée aux fins d’une argumentation, elle va tenter de contourner la contradiction en se référant à d’autres considérations pour tenter de faire reformuler les hypothèses de base de l’interlocuteur.

Pour ce faire, la dialectique va se référer au résultat final escompté et chercher des exemples ou des pratiques autres que l’hypothèse de travail qui lui est soumise, pour faire valoir que, avec d’autres paramètres d’action, on peut aussi aboutir au même résultat et ainsi se donner une chance d’argumenter dans une nouvelle perspective.

Avec les Allemands cela ne peut générer qu’incompréhension, irritation et confrontation voire rejet.

Aspects non verbaux de la communication en réunion

Le style de la communication : spontanéité ou discipline

En Allemagne, les individus ont pour objectif principal l’avancement du projet en cours. Leur rigueur professionnelle leur donne l’obligation de préparer un exposé fondé et structuré permettant de valider un choix à l’issu de sa présentation. Quand quelqu’un fait un exposé improvisé, fût-il brillant, l’Allemand aura tendance à dire qu’il est erratique et “ er hat sich nicht vorbereitet. Wo ist denn der rote Faden ” (« il ne s’est pas préparé, où est le fil rouge »)

Les phénomènes discursifs impromptus, “ quer durch den Garten... ” (littéralement « à tort et à travers ») doivent être évités.

Une fois son texte préparé et rédigé, l’intervenant s’y tiendra généralement à la lettre.

Les interruptions inopinées sont destructrices de cohérence pour le message que quelqu’un veut faire passer, aussi s’agit-il de se borner au contexte strict et de discipliner ses interventions. Pas question d'interrompre, sauf à vouloir inhiber l’Allemand ou à risquer de le voir réagir vertement aux ingérences dans son temps de parole.

La règle est : Jemandem nicht ins Wort fallen (« ne pas interrompre »). Cela entraîne une gestion stricte du temps de parole avec pour conséquence de devoir poser ses questions à la fin de chaque intervention. Il s’agit de communication formelle.

La rationalité, la discipline communautaire, sont à la base de cette attitude, mais aussi selon Mme de Staël, la langue allemande elle-même.

 “ Par la nature même de sa construction grammaticale, le sens n’est ordinairement compris qu’à la fin de la phrase. Ainsi, le plaisir d’interrompre, qui rend la discussion si animée en France, et force à dire si vite ce qu’il importe de faire entendre, ce plaisir ne peut exister en Allemagne, car les commencements de phrases ne signifient rien sans la fin, il faut laisser à chacun tout l’espace qu’il lui convient de prendre, cela vaut mieux pour le fond des choses, c’est aussi plus civil, mais moins piquant. ” Mme de Stael : De l’Allemagne.

Les Français aiment à pratiquer un style de communication très spontané, chacun apportant “sa pierre” à la construction intellectuelle du moment, à l’instant où justement cela lui paraît opportun dans une communication interactive.

S’il a laissé passer le train, il ne reviendra pas dessus ultérieurement. Le propos passé, cela devient “ une vieille histoire ” qu’il serait inconvenant de relancer. Ce serait rabâcher.

Dans ce contexte, la spontanéité et l’interactivité sont donc la règle.

Comme les relations sociales sont au moins aussi importantes que les relations professionnelles, les small talks (conversations de salon anodines) et les pauses sont plutôt allongés. Ce mode de communication informelle permet de maintenir les échanges d’individu à individu pour ne pas rompre l’harmonie globale si on n’est pas d’accord. Ceci irrite les Allemands, qui considèrent ces moments comme inutiles et improductifs.

L’interruption n’est pas forcément vécue comme une impudence, mais comme un signe fort d’intérêt, témoignant d’une réelle implication. La conversation peut être animée, les tours de parole peuvent se chevaucher un peu, voire même beaucoup, sans que cela ne froisse nécessairement les participants, dans la mesure où on ne fait qu’échanger des concepts que chacun pourra intégrer dans sa propre “ Weltanschauung ” (conception du monde), s’il le juge utile.

La relativité des choses fait qu’il n’est pas nécessaire que les concepts soient admis par les autres stricto sensu. Cela entraîne une culture de l’Agora avec force débats et échanges oratoires.

En outre, la logique intellectuelle des Français leur donne le sentiment de pouvoir contribuer à toute discussion, même, et quelquefois surtout, si elle ne relève pas de leur compétence, persuadés qu’ils sont, que la vérité est à la croisée des compétences et qu’un acteur non concerné peut apporter un “ éclairage utile ” à une problématique sur laquelle les Spécialistes achoppent en raison justement du caractère réducteur de leur démarche.

Tout cela relève d’une dynamique interactive.

Approche hautement destructrice quand on est avec des Allemands, car donnant le sentiment d’une incohérence totale.

Le ton de l'argumentation

En Allemagne, les aspirations sécuritaires font que la vie même est un drame permanent, l'être en devient grave et sérieux, sinon tragique, et la décontraction n’est le style quotidien. La communication est très retenue.

On semble considérer que s’ouvrir à l’autre c’est se fragiliser, c’est baisser sa garde, car on donne prise. Même entre gens qui se fréquentent de longue date, il s’agit de ne pas accepter l’engagement de liens interpersonnels fragilisants, ne pas se “ mouiller ”.

Les hommes auront un intérêt strictement professionnel les uns pour les autres, et ne chercheront que modérément à enclencher des affinités privées. Ils vont, bien au contraire, cloisonner au maximum les différents univers de contact, créer des barrières psychologiques, constituer des systèmes de protection et éviteront de laisser borner le jeu des intérêts par des interrelations affectives, en somme pratiquer une forme de distanciation d’autrui.

La réunion se fera donc en atmosphère contrôlée, comme l’expriment les Allemands : Souverän und kompetent wirken (« donner l’impression d’être souverain et compétent ») ; Wenn man etwas Ernstes mit jemandem machen will, muss man ihn ernsthaft ansehen (« si on a une intention sérieuse, il faut regarder l’autre avec sérieux »)

Les affirmations verbales et l’information sont exemptes de toute emphase. Une argumentation rhétorique non strictement factuelle sera considérée comme du délire verbal et interprétée comme un acte manqué, un trouble de l'âme, qui suppose une réflexion sous-jacente, donc une entourloupe, un nuage de fumée destiné à détourner l’attention des problèmes de fond
L’humour doit être utilisé avec parcimonie. Il est aisément confondu avec l’ironie qui déséquilibre et fait perdre la face.

On peut en déduire que si un Sécuritaire se lance dans une longue diatribe, contrairement à la retenue normalement constatée, c’est qu’il n’est pas du tout certain de son fait, et que ses propos relèvent autant, sinon plus, de l’autosuggestion que de l’information.

Les Français peuvent être amenés à pratiquer un ton dégagé, ne serait-ce que pour se mettre à la portée d’autrui, “ en phase ” avec l’autre, à le mettre en confiance par une attitude “ ouverte ” visant à “ rompre la glace » et faire en sorte que “ le courant passe ”…,  toutes expressions illustrant parfaitement l’état d’esprit du processus.

Les attitudes corporelles

En Allemagne, le propos est sensé être strictement factuel, logique, professionnel et on rencontrera plus souvent une grande sobriété des attitudes, une gestuelle modérée, limitée et de faible amplitude, ce qui donnera l'impression de gens formalistes, sévères et distants.

En France, l’individu accepte le principe même de la multiplicité des rationalités et le fait qu’il puisse y avoir plusieurs vérités.

Comme en outre la communication comporte souvent des approches rhétoriques à argumentations multiples, voire des approches dialectiques mettant en balance des argumentaires contraires, le pour et le contre, il est évident que “ l’auditeur/récepteur ” d’un message doit s’efforcer de décoder et, pour ce faire, de coller au plus juste tant au fond du message qu’à la forme de la transmission pour s’assurer de l’intention réelle du locuteur. Celui-ci doit donc s’efforcer de “ mettre en exergue les arguments ” qu’il veut véritablement faire passer, ce à quoi il croit vraiment, pour éviter qu’ils ne soient dilués dans la masse, voire invalidés par ses autres argumentations.

En conséquence, l’individu va souvent se faire acteur, utiliser une mimogestuelle (le geste et le mime) censée confirmer, appuyer le message de fond et contribuer à sa crédibilité et ce, surtout si l’on a quitté le champ de la stricte logique pour aborder celui de la rhétorique.

Dans la mesure où le discours “ brasse large ”, il faut que les moments forts soient appuyés de symboliques gestuelles pour les faire ressortir, mais aussi pour attester de l’engagement réel du locuteur.

La gestuelle sera émotionnelle, chaleureuse, accompagnant l’intention, amplifiant et “ démontrant ”.

Les éléments vocaux, tels le timbre, l’accent, l’intonation, le débit, le rythme, seront énergiques, chaleureux, censés entretenir l’attention de l’auditeur toujours susceptible de vouloir décrocher, voire interférer dans les propos du locuteur.

Il y faut une cohérence absolue entre le fond du message et sa forme, à savoir les signaux visuels censés l’accréditer, faute de quoi le propos est disqualifié.

 “ Les stimuli visuels sont bien plus puissants que les mots. La compréhension du geste est intuitive, émotionnelle, immédiate, et même peut-être irrationnelle, alors que les mots doivent être filtrés par le cerveau avant d'être ressentis par tout le corps. ”  Dichter ernst : motivation et comportement humain, page 82.

Dans une rencontre professionnelle, un Français jugé trop “ présent ” dans son expression et dans sa gestuelle fut catalogué de Paradefranzose (« Français de parade »).

Distanciation interpersonnelle

La proxémie, c’est-à-dire la distance corporelle entre les personnes, est aussi d’importance. Chaque individu a son sens spatial, sa bulle personnelle invisible au sens animal de territoire, sur lequel les intrusions sont à proscrire sous peine de réaction.

L’Allemand aime marquer les distances. Il évite l’envahissement de son espace, le contact charnel, repousse tout rapprochement physique, mais aussi les débordements relationnels, notamment le tutoiement immédiat qu’il considère comme une pollution.

Dans cet univers, les individus à proxémie rapprochée, à sympathie exacerbée, sont perçus comme des envahisseurs patentés.

En Franceon pratique des gestes de sympathie et, symboliquement, il va vers l'autre, pratique un contact rapproché, cherche le contact humain, l’intimité, se rapproche de l’autre. Quand l’attitude devient par trop marquée le psy nomme cela du quasi-grooming.

Système de prise de décision : majorité simple ou unanimisme

Nous avons constaté que les systèmes de préparation de décisions ainsi que les modes de négociation pouvaient varier. Pour les modalités de prise de décision, il va en être de même. Selon les systèmes sociaux, elles seront plus ou moins consensuelles.

En Allemagne, l’individu est fortement spécialisé et la décision implique une imbrication des savoir-faire de chaque expert. En conséquence, les décisions vont généralement être consensuelles pour garantir que chaque acteur sera apte à la mise en œuvre. Par ailleurs, on va chercher à limiter les risques. Les deux facteurs font que l’on va chercher l’unanimité.

On ne se satisfera pas de décisions à la majorité simple au sens strict (Die einfache Mehrheit) ni même de  la majorité qualifiée (Die qualifizierte Mehrheit) à 75% pour tendre à une forme d’unanimisme. Es ist wichtig, alle im Boot zu haben (« il est impératif d’avoir tout le monde à bord, ou d’accord »), ce qui exclut toute décision à l’arraché.

Une décision doit donc être mûrement réfléchie, évaluée, pesée, préparée, puis analysée, discutée, argumentée collectivement et, in fine, reportée si une position commune n’a pu être trouvée. A l’évidence, ce processus de maturation des décisions prend du temps et peut retarder beaucoup les choses.

Par ailleurs, si un intervenant fait valoir qu’il ne pourra pas assurer la mise en œuvre d’une décision, on va, la plupart du temps, rabaisser les ambitions collectives au plus petit dénominateur commun en recherchant des décisions minimalistes.

Cela permet d’éviter la plupart des risques, mais c’est un frein considérable à l’innovation. On ne dérogera à la démarche qu’en période de crise, et encore. Der Zwang, jedem Zugeständnisse zu machen, erschwert es, Innovationen duchzusetzen. Querdenker sind nicht erwünscht (« L’obligation de faire des concessions à chacun rend difficile la pratique de l’innovation. Les déviants sont malvenus ») dit un conseil allemand.

En France, univers où l’autorité est centralisée, la décision est souvent prise par le décideur “ en accord avec lui-même ”, point n’est donc question d’arbitrages entre les parties. La décision peut porter sur un nouveau pari et être ambitieuse, elle est souveraine.

Ceci est une pomme de discorde majeure entre Allemands et Français.

Origine de l’exception culturelle allemande en termes d’autorité

Les pratiques d’autorité décrites ici sont totalement en opposition avec le sentiment qu’on a, à l’étranger, de l’autorité dans ce pays. Dans l’imagerie grand public du public international elle est encore toute empreinte de logique de pouvoir et de domination.

La grande question est de savoir pourquoi l’Allemagne, fille du Roi de Prusse qui faisait mener ses troupes à coups de Schlague (« à la baguette »), sœur ainée de Bismarck qui l’a réveillée “ dans le fer et dans le sang ” et victime du “ Caporal bohémien ”, pourquoi donc l’Allemagne, et particulièrement ses entreprises, sont désormais caractérisées par des comportement très “humanistes”.

Le besoin de solidarité pour retrouver son rang parmi les Nations par le biais du pouvoir économique y est pour beaucoup. Le “ choc sociologique ” aussi. Malgré un passage à la République postérieur à la France, les événements historiques, le cataclysme social et proprement sociologique dû à l’univers autoritaire du Reich, traumatisme fondamental pour ce peuple, ont fait que, choqués, les Allemands ont intégré les mœurs des vainqueurs, notamment la démocratie, en veillant à la démultiplication des pouvoirs et à l’organisation permanente de contre-pouvoirs destinés à éviter toute dérive. Des verrous de sécurité contre l’autorité arbitraire, contre toute autorité. Objectif : barrer la route à la tentation totalitaire de tout pouvoir.

Les comportements autoritaires sont désormais considérés comme illégitimes en Allemagne. Littéralement l’autoritarisme est illégitime. Unterdrückung / domination, Willkür / arbitraire.

“ Il faudrait que les Français finissent par se convaincre que la société allemande est sans doute celle qui a le plus évolué, qui dispose de la structure politique fédérative, décentralisée la plus moderne et sans doute la plus démocratique d'Europe. ” Daniel Cohn-Bendit, Le Nouvel Observateur, janvier 1997.

Pour organiser la mutation des esprits, pour aller “ de la schlague au consensus ”, il a fallu engager un véritable apprentissage, un réel “ reconditionnement sociologique ”.

Le fédéralisme fut un premier élément d’exorcisme.

La formation à de nouvelles valeurs d’autorité en entreprise en fut un second.

Les Baden-Badener Unternehmergespräche visèrent à développer « l’apprentissage dialogal » (dialogales Lernen) égalitaire et démocratique au niveau des dirigeants des entreprises et lécole de Bad-Harzburg (Das Harzburger Modell) assura la démultiplication de la philosophie des Unternehmergespräche au niveau des cadres.

La Mitbestimmung appelée co-gestion ou co-détermination, véritable application de la démocratie, veut limiter le fait du Prince, se veut rempart contre l’arbitraire.

Le Comité d’Entreprise (Betriebsrat) contrôle l’application de la législation et des conventions collectives. Ses droits vont de la simple consultation à la co-détermination, notamment pour l’organisation des horaires, les congés, les modes de rémunération et les plans sociaux. Un droit d’opposition lui est reconnu en matière d’embauche, de licenciement et de mutation. La loi lui interdit cependant le recours à la grève, qui ne peut être exercé que par les syndicats dans les négociations collectives de branche.

Le Conseil de Surveillance pour les sociétés de plus de 500 salariés accueille les représentants des salariés pour un tiers des sièges. Dans les sociétés de plus de 2 000 salariés, les sièges sont répartis selon le principe de la parité formelle entre représentants des salariés et des actionnaires. Le président est élu par la majorité des représentants des actionnaires et sa voix compte double en cas d’égalité des voix.

Cette ouverture, cette transparence sont une force. Les décisions seront souvent longues et ardues, cela dit, une fois tranchées, on est assuré d’une réelle paix sociale. Cette remarque ne vaut pas en cas de décisions d’urgence, car les schémas décisionnels seront un frein et vont souvent faire traîner les choses.

Quoi qu’il en soit, les Allemands auront donc réalisé une vraie révolution culturelle, plaquant sur leur société des valeurs exogènes, dont ils sont devenus les plus fervents pratiquants, développant une dimension véritablement humaniste au sein de l’entreprise. Michel Albert a bien caractérisé le capitalisme dit rhénan par différenciation à l’Anglo-Saxon où prédomine la logique prédatrice de l’actionnaire (shareholder).

Cela dit, ne leur en parlez pas, ils n’aiment pas les références à leur passé récent, même si le propos porte sur des aspects positifs et hautement estimables comme celui-ci.

Permanence des décisions 

Une fois prise, la décision doit-elle être intangible et gravée dans le marbre ou simplement esquissée sur le sable, dans une logique darwinienne, considérant qu’il faut être flexible et que la prochaine marée va changer la donne ?

Encore une guerre de religion en perspective entre Français  et Allemands.

En Allemagne, le processus de décision caractéristique est le résultat d’une importante préparation et d’un cheminement consensuel complexe. Aussi, ne veut-on pas, lorsqu’une décision est prise, remettre en cause les efforts initiaux, ni se discréditer en relançant le débat. Cela impliquerait de remettre à l’ordre du jour un problème auquel, théoriquement, une solution a déjà été trouvée dans le labeur et la raison. Relancer la discussion est un aveu d’erreur, ce qui est difficile à assumer dans ces organisations où le principe de rationalité est sensé n’avoir engendré que les meilleures décisions.

De ce fait, lorsqu’une mauvaise décision a été prise, on ne peut quasiment pas revenir dessus, et la peur de se déjuger par rapport à la hiérarchie va amener les individus à “ vivre avec ”, à dissimuler les dysfonctionnements pour qu’ils ne deviennent pas trop patents. La révision des décisions est difficile.

Le principe même de sécurité implique de maîtriser les éléments. On dit néanmoins en Allemagne que nichts ist ständiger als der Wandel (« rien n’est aussi permanent que le changement »), mais, au final, Darwin ne séduit guère les Allemands et ils vont essayer de se soustraire à toute évolution et de figer les décisions. Pour eux, souplesse est versatilité : Was abgestimmt ist, ist abgestimmt (« Ce qui est convenu est convenu et on ne revient pas dessus »).

En France, on considère que rien n’est intangible et que tout peut être amendé. La théorie du Chaos y est considérée comme une évidence. Il y paraît clair que l’ère du déterminisme économique, des lois, de la prévisibilité est en train de laisser place à un monde où règne l’instable, qui devient turbulent et qui laisse de plus en plus place à l’incertitude et au désordre.

“ La modernité est le mouvement plus l’incertitude ” Serge Ballandier : Le désordre Montaigne, que l’on a déjà cité, écrit que “ le monde n’est que branloire pérenne ”. En conséquence, comme rien n’est certain, comme rien n’est définitif, toute décision est nécessairement contingente des contraintes du moment.

Une décision consiste simplement en un “ constat des volontés ” à l’instant T, ce constat étant susceptible d’évolution en fonction des changements dans l’environnement du projet.

Si l’un des facteurs ayant conditionné le choix vient à évoluer, toute l’équation décisionnelle va nécessairement être influencée. Une décision est donc toujours contingente et susceptible d’amendements. C’est la loi de l’évolution, qui est la loi du monde. Quelque part les Français sont fondamentalement Darwiniens. Rien n’est figé et, pour survivre, il faut continuellement s’adapter à travers un processus d’évolution perpétuelle.

“ In Frankreich werden feststehende Entscheidungen (auch strategische Entscheidungen!) oft wieder umgeworfen constate un Allemand (« en France, les décisions sont souvent remises en cause, même si elles sont stratégiques »).

Ceci génère une incompréhension majeure en Allemagne et nous fait qualifier de « non fiables ». Unzuverlässig.  Ceci entraine rejet.

Langue et documents de travail 

En Allemagne, communiquer au moyen d’un médium non totalement maîtrisé est perçu comme un risque. De la même manière, les documents établis dans une langue non maîtrisée sont un sujet d’inquiétude, car l’écrit c’est sérieux et si on ne peut pas comprendre tout ce qui vous est soumis, on peut être pris en défaut et être amené à valider des choix non maîtrisés.

L’idéal consiste donc à mener les réunions dans la langue nationale. Les documents préalables et les procès-verbaux devront également être rédigés dans cette langue.

En France,  l’individu sera éventuellement flatté de pouvoir témoigner de sa maîtrise d’autres langues que la sienne.

Si les groupes de travail sont mixtes, on pourra recourir à l’anglais. Cette langue simple a l’inconvénient d’être hautement réductrice par rapport à la richesse tant de l’allemand que du français, mais elle présente l’avantage de mettre les gens à parité et de forcer à la concision, ce qui n’est pas forcément un mal.

Procès-verbal de réunion et formalisation des décisions

En Allemagne, ils vont considérer la réunion comme le moment de parvenir à la concrétisation de la volonté commune. Aussi, le procès-verbal doit-il constater celle-ci.

Alles Protokollieren : il s’agit donc de rédiger immédiatement, souvent en fin de réunion, un Protokoll non pas global et dans la logique d’une synthèse, ce qui présente une possibilité d’arbitraire et donc de contestation, mais sous la forme d‘un verbatim, d’un reporting séquentiel et factuel, d’un procès-verbal circonstancié, reprenant point par point la chronologie de la réunion, avec le rappel des considérants, les avis des uns et des autres, les décisions prises.

Les Allemands voudront Ein Ergebnisprotokoll (« un procès-verbal séquentiel »), car alles muss nachvollziehbar sein (« tout doit être compréhensible »).

Il faut également répertorier les actions à entreprendre avec une attribution nominative des tâches à réaliser, régler les problèmes en instance, fixer les engagements des uns et des autres, définir une date pour les prochaines rencontres/échéances.

Il est généralement convenu de distribuer le document le plus rapidement possible. Il servira d’ordre du jour, de Sachverhalt (considérants) pour la prochaine fois.

En l’occurrence, si nous avions établi que la maîtrise de l’ordre du jour d’une réunion était un élément de pouvoir, il est évident que la gestion du procès-verbal l’est aussi. 

 En France, lorsque la réunion est perçue comme un simple échange de vues, il n’est pas forcément impérieux d’en faire un compte rendu écrit, chacun ayant retiré de l’échange les idées qui l’intéressaient.

Au terme d’une réunion de présentation de résultats, il n’est d’ailleurs pas évident que la hiérarchie valide ce qui a été exposé et délivre un quitus officiel. Elle peut prendre en compte les informations reçues, mais vouloir y réfléchir sans se laisser influencer, en dehors de toute pression extérieure. Ceci va grandement indisposer les Productivistes qui voudront, sinon un quitus, du moins un feu vert ou un aval.

Lorsqu’une réunion aboutit à des choix et qu’elle est suivie d’un procès verbal, le rédacteur de celui-ci peut choisir de ne pas entériner telle ou telle décision sur laquelle il n’y avait pas accord unanime ou juste un accord relatif. Il peut ne pas graver dans le marbre la portée des discussions, conscient que des paramètres peuvent varier dans le temps et que, à la prochaine rencontre, on pourra juger utile d’inverser les positions prises en fonction d’apports nouveaux. On constate ici la forte conscience du caractère aléatoire de toutes choses, mais c’est également l’expression d’un réel déficit de démocratie. Dans cet environnement, un procès-verbal de réunion pourra être caractérisé par l’omission (éviter de parler d’un sujet pour ne pas lui donner réalité) ou la dilution (établir un compte-rendu synthétique, un procès verbal analytique interprétatif, dans lequel le rédacteur pratique plus une interprétation de la volonté des parties, le cas échéant amendé de la sienne propre, qu’une restitution factuelle, point par point).

Un rapport peut donc être un résumé dialectique, où le rédacteur ignorera et les thèses et les antithèses pour, en somme, chercher à faire valoir sa propre synthèse. Il pourra par ailleurs être truffé de réserves, de digressions, etc., soit autant de contre-thèses faisant figure de contre-arguments pour la prochaine fois.

En Allemagne ceci va générer frustration et opposition.

Optimiser les réunions d’équipes multiculturelles

Les comportements quotidiens relèvent des réflexes. Ce sont des automatismes difficilement modifiables, d’où la question fondamentale : faut-il mixer les genres pour exacerber les potentialités ?

Même lorsqu’un individu a fortement conscience des différenciations comportementales, qu’il en reconnaît la légitimité et affiche la volonté de s'adapter à l'autre, il n'y arrive pas nécessairement spontanément, ni constamment. Il lui faut faire un effort conscient et permanent. C’est une lutte quotidienne contre sa propre culture, ses acquis.

Les équipes multinationales peuvent s’avérer performantes quand les éléments exogènes sont noyés dans la masse et doivent faire un effort d’intégration, mais il est déconseillé de trop vouloir pratiquer la mixité des équipes à l’étranger et ce, plus particulièrement dans les petites structures. Le risque est de devoir jouer en permanence au tampon psychologique.

La prudence consiste à ne pas mixer les populations culturellement différentes, de ne pas vouloir absolument marier la carpe et le lapin.

Si l’on doit animer ou participer à une réunion à laquelle prendront part des représentants de plusieurs cultures, il faut veiller à prendre une voie médiane entre l'activisme débridé des uns et la programmation taylorienne des autres.

Un gestionnaire de groupe de travail doit remplir les rôles suivants :

  • ANIMATEUR

Mettre en place des règles de fonctionnement et prévoir un ordre du jour précis et chronométré pour les Allemands, mais aussi pratiquer l’ouverture, la souplesse pour la prise en compte des problématiques que pourraient inopinément soulever les Français. Il s’agit de ne pas trop “ contraindre ” leur libre-arbitre pour ne pas inhiber tant leur créativité que leur engagement en n’oubliant pas qu’un (relatif) chaos créatif peut être un avantage alors qu’il est improductif s'il n'est pas coordonné.

Prévoir un tour de table en début de séance pour que chacun puisse faire part des points urgents qu’il souhaiterait voir aborder et éviter que ces questions ne surgissent soudainement. Puis, canaliser les propositions.

Traiter les urgences qui nécessitent des décisions immédiates en fin de réunion, en prenant la précaution de vérifier s’il n’y a pas d’opposition de quelqu’un qui viendrait à considérer que la question n’est pas mûre, que conséquemment on ne peut trancher et qu’il conviendrait de mieux la préparer (pour la prochaine réunion).

Mettre à l’ordre du jour d’une réunion ultérieure toute “ bonne idée ” issue d’un brainstorming aléatoire, en proposant à celui qui l’a eue de la formaliser par écrit. Soit c’est une vraie bonne idée et il sera flatté de pouvoir concrétiser sa suggestion, soit c’est une idée en l’air relevant de l’affirmation de soi gratuite, auquel cas il y réfléchira à deux fois lorsque plus tard il serait tenté de renouveler ce type d’intervention consommatrice du temps de ses collègues. Sa propension à la dispersion sera passablement amoindrie. L’effet calmant est garanti.

Après le tour de table initial, adopter une approche plus strictement méthodologique, s’en tenir à l’ordre du jour et à son timing, imposer le respect du temps de parole, puis mettre en place un processus décisionnel effectif.

Le déroulement de la réunion doit être convivial et chacun doit pouvoir épuiser le sujet sur lequel il intervient.

Il faut éviter les imprévus, les ordres du jour élastiques où la rubrique « divers » monopolise l’essentiel de la réunion.

Ne traiter que les sujets à l’ordre du jour, mais les traiter tous. Les participants à la réunion s’y sont préparés et y ont consacré du temps, ne serait-ce que celui de venir. Ne pas aborder un thème inscrit à l’ordre du jour entraînerait agressivité et démotivation. Tagesordnungspunkte dienen dem Deutschen als geistiges “ Stützkorsett ” (« les points à l’ordre du jour sont comme un corset mental pour l’Allemand ».

Tagesordnungspunkte werden nach einem festen Programmablauf Punkt für Punkt abgehakt  dit un conseil allemand (« Les points à l’ordre du jour sont passés en revue tour à tour en fonction de la programmation établie »).

A cet égard, l’animateur de la réunion doit se préparer à reformuler les sollicitations des Spécialistes, quelquefois exprimées de façon malencontreuse, c’est-à-dire trop directement. Cette reformulation doit permettre de les positiver et de faire en sorte qu’elles ne viennent pas trop contrarier la perspective de concorde et d’harmonie requise par les Empathiques.

Les règles qui prévalent en Allemagne s’appliquent à tout groupe social visant l’optimisation de l’énergie des hommes et un minimum de rationalité par un cadrage méthodologique. Cela dit, comme la dimension sécuritaire peut entraîner des choix minimalistes, l’animateur du groupe de travail doit gérer l’événement rationnellement tout en le dynamisant. Il devra donc également se faire arbitre et agitateur.

  • ARBITRE

Piloter les décisions, gérer les possibles contrariétés dans une logique consensuelle et, en cas d’indécision, forcer les acteurs impliqués à prendre position. Le Fachmann doit s’engager dans la problématique qui relève de sa responsabilité.

Si l’exercice ne permet pas de prendre une décision, il devra se faire convaincant pour éviter les orientations minimalistes en suggérant que des décisions optimisées à 80% pourraient être acceptables. C’est particulièrement vrai en période de crise, lorsque des décisions rapides sont nécessaires. Il faut cependant éviter les décisions prises “ à l’arraché ”. Le phénomène d’adhésion doit œuvrer.

Faire acter les points d’accord pour les transformer en véritables décisions.

  • AGITATEUR

S’il faut prévoir un ordre du jour formel avec des thèmes précis et détaillés, identifier les intervenants et faire un planning temporel, le caractère routinier des pratiques doit cependant amener celui qui pilote la réunion à se faire un peu agitateur.

Il doit prendre du recul par rapport au sujet du jour et tenter de contribuer au débat en apportant de nouvelles idées. Il s’agit pour lui d’être initiateur et de générer un supplément de dynamique par des approches éventuellement plus osées que la pratique courante.

Pour cela, il pourra soit formaliser lui-même une réflexion spécifique, soit faire intervenir des acteurs externes comme experts.

Formalisation des schémas d'action

Les décisions prises, il faut les mettre en musique, c’est-à-dire entamer la formalisation des schémas d’action, ce qui suppose l’analyse détaillée des tâches à remplir, leur distribution aux divers opérateurs spécialisés et la planification des interventions de chacun.

Il s’agit désormais de s’interroger sur le degré de formalisation acceptable par les uns et par les autres.

Optimiser les énergies des hommes, c’est organiser leurs actes et leur faire accepter des chaînes d’action contraignantes. Le degré de formalisation va être plus ou moins grand selon les préférences culturelles, car l'organisation est une violence qu'on se fait à soi même et comme le disait le philosophe Alain, l’ordre n’est jamais pré-donné.

“  L’organisation est une idéologie, au sens où les représentations des responsables sur ce que doivent être les rapports humains façonnent les structures.”  Bernoux : La sociologie des organisations, page 123.

En Allemagne, la concurrence et la recherche de productivité, induisent un maximum d’organisation et de formalisation par souci d’efficacité.

Lorsque les déterminants sociaux sont contraignants, l'homme aspire donc à la collectivité. Le groupe est vécu comme un “ plus ”. Cependant, le regroupement en collectivités aux fins de protection contre la nature, engendre un nouveau facteur d'insécurité et développe le “ risque de cohabitation ” ou ce que Freud nomme “ la souffrance d'origine sociale ”.

Le congénère, heureux appui contre les dangers de la nature, peut devenir source de dangers physiques et/ou économiques, voire simplement de désagréments moraux et il va bien évidemment falloir pallier cette nouvelle catégorie de périls.

“ Le terme de civilisation désigne la totalité des œuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. ”. Sigmund Freud : Malaise dans la civilisation

Lorsque la société est, ou a été totalitaire, donc caractérisée par la menace permanente d’un “ péril ”, l'individu est amené à adopter une attitude des plus suspicieuses. L'autre est essentiellement perçu comme un danger.

 Le lien social se présente d’emblée comme un lien tragique : il nous permet de comprendre que les autres existent, non comme objets possibles de notre satisfaction, mais comme sujets de leurs désirs, autrement dit, comme autant susceptibles de nous rejeter que de nous aimer, de manifester des volontés contradictoires aux nôtres, de présenter des dangers permanents non seulement pour notre narcissisme, mais également pour notre simple survie. Le semblable, le frère, n’est pas seulement un adversaire potentiel, peut-être même un ennemi cruel. ” Eugène Enriquez : De la horde à l’Etat, p.183.

 Il en résulte une perception omniprésente du risque et un formidable manque de confiance dans les autres. Une méfiance instinctive envers l’Homme, tout homme.

On aura une forte propension à contractualiser et à formaliser dans un souci constant de se protéger contre l’arbitraire.

Cette quête de protection va se déployer à maints égards contre les hommes de l’extérieur bien sûr (dimension exogène), mais aussi contre ceux du groupe (dimension endogène).

Pour ce qui est de la dimension exogène : dans les relations aux tiers, hors l’entreprise, l’individu va vouloir recourir aux lois, aux règles formelles, aux contrats, aux normes, à tous instruments formels pour se border contre les dérives d’autrui.

A cet égard, force est de constater qu’une population hypersensibilisée aux aléas, comme l’est la population allemande, produit des normes et du texte réglementaire à profusion et ce, à tous les échelons du corps social. Lois nationales, lois régionales, normes industrielles produites par les intéressés eux-mêmes…

Pour ce qui est de la dimension endogène : dans les relations intra-entreprise, les individus vont solliciter des engagements fondés de la façon la plus précise et complète possible par un contrat de travail, une description de poste (Stellenbeschreibung), un règlement intérieur, des manuels (Handbücher)…

Autant de règles formelles sensées réduire l’insécurité.

“ Les individus soumis à de fortes pressions ont besoin de règles strictes et sûres. Ils ont besoin d‘être rassurés quant à l‘avenir parce qu‘ils sont en danger, leur marge d‘erreur est très faible, ils ont besoin d‘un maximum de prédictabilité. ” Henri Mendras : L‘Europe des Européens, page 110.

L’homme va vouloir se prémunir, agir contre l’imprévisibilité du comportement de l’autre en développant des mesures de prévention contre autrui. L’amplitude de ces mesures et la hauteur des digues de sécurité envers l’humain vont varier en fonction des contraintes rencontrées.

 “ Les individus soumis à de fortes pressions ont besoin de règles strictes et sûres. Ils ont besoin d’être rassurés quant à l’avenir parce qu’ils sont en danger, leur marge de manœuvre est très faible et ce dont ils ont besoin est d’un maximum de prédictibilité. Les post-matérialistes ont un besoin inverse, dans des conditions de sécurité relative, l’individu est à même de tolérer plus de diversité, il n’a pas besoin de la sécurité que procure l’absolue rigidité des règles. ” Ronald IngelhardtI : La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées.

L’Allemand aspire à la norme dans la perspective de se protéger contre ses propres erreurs toujours possibles, mais aussi et surtout de faciliter la prédictibilité des comportements d’autrui et de se protéger contre l’imprévisibilité de l’autre. Cet autre pouvant être son supérieur, lequel peut devenir juge, voire même vouloir exercer des sanctions, mais aussi son collègue immédiat susceptible de faire des erreurs et de le mettre ainsi dans l’incapacité de remplir les tâches dont il a la responsabilité.

Les règles et procédures sont plus sécurisantes et confortables que l’autonomie et la responsabilité. La norme n’est pas vécue comme un carcan, mais comme un réducteur d’incertitude et un facteur de tranquillité et de sérénité.

Tout doit être codifié pour l’efficacité et le confort des individus. Ils veulent des tables de la loi, des règles et des procédures formelles, des rails, du certain, un quotidien balisé de manière de plus en plus stricte. Des routines, so schöne Gewohnheiten (« des habitudes agréables ») qui peuvent être fastidieuses, mais sont ô combien sécurisantes. La conception et l'application de normes sont des pratiques instinctives. Dans cet environnement, Taylor est apprécié en qualité de “ réducteur d’incertitude ”.

„L‘existence individuelle oscille entre vulnérabilité et sécurité, risque et prudence. Le danger inhérent à la vie consiste sans doute à ne jamais se mettre en jeu, à se fondre dans une routine sans aspérité, sans chercher à inventer, ni dans son apport au monde, ni dans sa relation avec les autres. A travers l‘espace et le temps, les communautés humaines dressent des formes sociales et culturelles de conjuration des périls. “ David Le Breton : La sociologie du risque, page 11.

Les tâches à réaliser seront prévues sous la forme de schémas d’action aux contours méthodologiquement définis, de procédures formelles, d’instructions claires et écrites. Les intervenants seront précisément désignés et un timing très précis sera élaboré, ne laissant aucune place à l’improvisation ni au libre arbitre, faute de quoi, "in der Schwebe" (« dans l’incertitude ») l’action est bloquée.

La démarche est sécurisante, mais elle est également envahissante, car chaque dysfonctionnement va nécessiter la mise en place d’une procédure palliative. Für jeden Stinkstiefel werden Organisationsanweisungen gemacht (« à chaque dysfonctionnement sa procédure »).

Plus une entreprise a une taille importante, plus la direction doit trouver les moyens de rendre les comportements prévisibles et recourir aux règles, aux procédures, aux descriptions de poste, etc.. En outre, plus les tâches y seront spécialisées, plus ses unités seront différenciées, et plus sa composante administrative sera développée.

“ La série a une certaine incapacité à se dégager des références militaires."  Denis Segrestin : Sociologie de l’entreprise.

Tout est empreint d’esprit Taylorien (même si officiellement il est relativisé), on va tendre à la réduction du libre arbitre individuel par des instructions fonctionnelles extrêmement précises.

Les instructions seront essentiellement diffusées sous la forme de manuels de procédures extrêmement détaillés et d’application indiscutable. Les bibles de l’organisation formelle.

C’est ce que Mintzberg appelle la standardisation des procédés. J.-G. March et H.-A. Simon en confirment les objectifs : “ Les organisations s’efforcent de contrôler leurs membres en précisant des méthodes d’exécution standard et en y attachant des récompenses et des pénalités. En second lieu, les programmes d’exécution jouent un grand rôle dans le système de coordination des organisations. Ils servent à satisfaire les besoins de la prévisibilité d’un département à l’autre. ” (Les organisations – Problèmes psychogiques).

L’instruction relève de l’injonction formelle. Dans la mesure où le manuel existe, nul n’est sensé ignorer la loi et ne pas l’appliquer.

En France, l’individualiste ambitionne des fonctions multiformes et larges ainsi qu’une marge de manœuvre personnelle pour pouvoir exprimer son libre arbitre.

Nul n’apprécie une trop grande standardisation / formalisation / programmation des comportements et ce, pas plus à la base de l’échelle sociale qu’au niveau de la hiérarchie.

A la base de l’échelle sociale, les cadres formels sont perçus comme des carcans mentaux, comme l’aliénation de la capacité d'expression individuelle, comme la sujétion au profit de la norme organisationnelle. L’imposition de règles et de procédures est vécue comme une mesure de défiance.

L’individu est peu enclin à accepter les contraintes opérationnelles strictes, il aura tendance à récuser le taylorisme et "l'organisation scientifique du travail" au motif d’humanisation des tâches, mais aussi au profit de l’exercice (souvent abusif) de son libre arbitre. La vie veut pouvoir déborder et Taylor est le diable. D’où une forte réticence à la standardisation. A l’égard des instructions, s’il accepte qu’on lui donne la direction, il refusera une formalisation absolue, car il veut tracer sa propre voie avec un maximum d’autonomie.

S’il peut paraître évident qu’à la base de l’échelle sociale les individus soient quelque peu réticents à se plier à la norme, la logique individualiste peut créer le même état d’esprit au niveau de la hiérarchie, alors qu’a priori on pourrait penser que tout supérieur tendrait naturellement à la formalisation du comportement de ses subordonnés, ne serait-ce que pour être sûr de pouvoir canaliser leur action. Mais ce n’est pas forcément évident, car codifier implique pour la hiérarchie de restreindre sa propre marge de manœuvre. Créer des normes pour les autres implique aussi de s’insérer dans le champ d’organisation constitué, donc de s’autolimiter, de restreindre sa propre indépendance, son degré de liberté, de figer son propre emploi du temps. En outre, ayant élaboré, puis distribué des instructions formelles, la hiérarchie ne peut revenir dessus de façon impromptue et est quelque peu prise dans les rets de ses propres initiatives, sauf à se désavouer.

Indépendamment de la dimension psychologique, le processus, qui revient à une forme d'abdication d’une partie de son pouvoir, conduit aussi à figer les choses, ce qui constitue une perte en termes de réactivité, de souplesse et d’adaptabilité.

En conséquence, nombre d’entrepreneurs ne veulent pas passer “ le cap de l’organisation ” car il implique :

  • d’abandonner le “ principe de jeu ”, de se priver de la possibilité de la découverte et de la création,
  • mais aussi de faire “ confiance ”, donc de déléguer, distribuer du pouvoir à des “ Spécialistes ”, à des compétences détentrices de savoirs et donc susceptibles de devenir de potentiels contre-pouvoirs.

“ L'organisation est formée d'hommes, de femmes guidés par des intérêts, des valeurs, des représentations, des mobiles, bref des stratégies différentes. Chaque stratégie individuelle déploie sa propre rationalité. Chacun possède une plus ou moins grande marge de manœuvre, cherche à protéger son autonomie, à maîtriser une zone de compétences, à faire prévaloir ses options. ” Achille Weinberg : Sciences Humaines, N° 30, juillet 1993.

En France, tous, y compris la hiérarchie, tendent à une faible formalisation.

Une décision doit pouvoir être amendée à tout moment en fonction des paramètres de l'environnement. La règle, c’est de rester flexible.

Planification 

L’anthropologue américain Edward T. Hall a amplement commenté la question de la gestion du temps.

En Allemagne, on va chercher à optimiser non seulement les moyens, mais également le temps disponible qui est également une ressource qu’il faut gérer. “ Time is money ”.

La spécialisation du travail aura rendu nécessaire l’identification de chaque tâche, et le souci de coordination l’aura fait affecter à un homme/fonction chargé de l’exécuter, en veillant à l’assortir d’instruction laissant peu de place à l’interprétation.
Il s’agit aussi bien évidemment d’assurer en cela un parfait ordonnancement des interactions entre les individus.
Les Productivistes aspirent à une gestion stricte et une forte programmation du temps. Celui-ci sera cloisonné, compartimenté, chaque tâche devant être assurée en son temps.
Pour Hall, on peut parler ici de monochronisme, qui consiste à ne faire qu’une seule chose à la fois.
Une fois planifiées, les choses seront figées et théoriquement on ne peut revenir dessus. De ce fait, les dysfonctionnements génèreront un émoi considérable. Dann ist die Hölle los (« ça sera l’enfer »).

L’Allemand sera profondément monochrone, ne supportant guère ni les reports d’échéances, ni les accélérations qui viendraient à bousculer le planning établi et l’amener à engager ou repousser des actions.

Was, wer, wo, wie et, bien évidemment, wann (« quelle tâche, par qui, où, comment et, bien évidemment, quand ») : tous ces paramètres doivent être définis. Ce qui entraîne une planification stricte, le fameux Netzplan.

“ La planification représente une tentative de diminution de l’inquiétude devant l’avenir. ” Hofstede et Bollinger : Les différences interculturelles dans le management.

En France, le temps se consomme à l’envie, comme un luxe, une friandise. Dans cet “ univers de la disponibilité ”, on se refusera généralement à le mobiliser, à le bloquer de manière stricte, à le figer en tâches impératives. Cela conduit à ce que Hall nomme le polychronisme, qui caractérise les individus qui apprécient la diversité des activités et sont susceptibles de mener de front plusieurs projets à la fois, de garder plusieurs fers au feu.

 

Extrait du livre "Le marché allemand aujourd'hui" Stratégie, vente et management
disponible chez https://bit.ly/2qnXt9y