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La gestion courante des entreprises en Allemagne

Posté le | Par Gilles UNTEREINER

Extrait du livre "Le marché allemand aujourd'hui" Stratégie, vente et management"
disponible chez https://bit.ly/2qnXt9y

Chapitres déjà publiés : 

Chap. 1 - Stratégie de conquête pour l'Allemagne

Chap. 2 -Allemagne - La demande, le marché...les marchés

Chap. 3 -Politique commerciale et choix de distribution en Allemagne

Chap. 4 -Gestion directe du marché allemand

Chap. 5 -Tactiques de négocation

Chap. 6 -Les étapes de la négociation

Chap. 7 -Allemagne - Gestion des conflits

Chap. 8 -Le recrutement en Allemagne

Chap. 9 -Animation d'une structure commerciale en Allemagne

Chap.10 -Implantation d'une structure commerciale en Allemagne

Chap.11 -Acquisition d'une société, croissance externe en Allemagne

Chap.12 -Intégration des structures reprises en Allemagne - PMI Post Merger Integration

Chap.13 -Allemagne - Sensibilisation interculturelle, management et culture

Chap.14 -Facteurs de développement des entreprises en Allemagne

 

 

Chap. 15 - La gestion courante des entreprises en Allemagne

Pour comprendre tous les aspects psychologiques sous-jacents aux comportements de leurs nouveaux collaborateurs, les cadres dirigeants ont intérêt à se sensibiliser à la culture d’entreprise proprement dite, laquelle diffère passablement aux plans : approche stratégique, investissement et productivité, approche internationale, on l’a vu, mais aussi, et particulièrement, aux plans du système d’autorité et de l’innovation etc..

Après avoir étudié l’incidence des déterminants sociaux et économiques sur la stratégie et le développement structurel des entreprises, ce chapitre va examiner leur incidence sur les opérations courantes de gestion, notamment :

  • sur la prise de décision et les principes d’autorité en entreprise ;
  • sur l’organisation du travail.

Ensuite, nous affinerons l’étude des relations humaines à travers :

  • la communication ;
  • la gestion des hommes pour leur implication ;
  • le changement social.

 Commençons par les aspects majeurs que sont l’autorité et le pouvoir. Sur ce plan, tout oppose les Français et les Allemands :

  • la prise de décision,
  • la finalité d’une décision,
  • la préparation de la décision,
  • la formalisation des décisions.

Nous en profiterons pour aborder largement la question de la gestion de réunions.

 Valeurs sociales individuelles influant sur les systèmes d’autorité

L’homme est prioritairement et naturellement centré sur soi, mais la simple problématique de la survie, la perspective de lendemains qui pourraient déchanter, le besoin de protection contre les dangers de la nature font privilégier la solidarité à l’égoïsme. Ils font restreindre le “ chacun pour soi ” et abdiquer le libre arbitre individuel au profit du collectif et de la sécurité. En un mot, ils font adopter des comportements communautaires.

La sécurité est ainsi obtenue par “ l’alliance avec le groupe ”, par la constitution d’une chaîne de solidarité, l’entraide en cas d'impondérables.

“ Toutes les sociétés sont bâties sur le fondement de la gloire et des commodités de la vie, plutôt que par une forte inclination que nous aurions pour nos semblables. ” Thomas Hobbes – Philosophie politique -de cive-

La collaboration, la fraternité ont non seulement une finalité matérielle, mais aussi existentielle, elles sont des antidotes à l'angoisse. Le groupe se révèle ainsi à la fois facteur de sécurité et d’identité. Les individus se définissent d’abord à travers le collectif, la famille, le clan, la tribu, la cité ou même l’entreprise.

Il a fallu bien des siècles pour que l’individu émerge véritablement de la sujétion à la communauté.

L’élévation de la pensée rationnelle permit à l’homme de s’affranchir des dogmes.

La querelle permanente dans l’Europe du Moyen Age entre les Etats, les Papes et les Rois… engendra des circonstances favorables à l’indépendance du monde économique. Pour guerroyer, il faut s’équiper et pour s’équiper avec efficacité il faut innover et produire avec efficience, tous investissements qu’il faut pouvoir financer. Ainsi, insensiblement, les “ Grands ” acceptèrent-ils que le “ roturier utile ” capitalise.

 La compétition, l’affrontement permanent entre les pouvoirs temporels et intemporels, permirent au pouvoir économique, de se faire sa place au soleil.

La dynamique de l’accumulation de capital permettra à de plus en plus d’individus la constitution d’actifs monétaires qui seront autant de “ stocks individuels de liberté ” ; les individus “ possédants ” devenant moins dépendants de la bonne volonté du groupe.

Autonomie intellectuelle et autonomie financière entrainèrent un individualisme croissant.

Toutefois, les proportions et les formes de l’individualisme vont varier.

Allemagne : histoire et compétition économique forte font que l’organisation, la communauté demeurent d’indispensables facteurs de sécurité.

L’individu est obligé de mettre quelque peu en sourdine les aspirations de son ego et doit continuer de privilégier les pratiques historiques de relation au clan, le communautarisme / holisme (le tout dépasse l’individu, l’individu n’existe que par le tout). Il conserve un certain instinct communautaire et pratique une stratégie d’appartenance.

France : les hommes adeptes de libre arbitre sont fortement caractérisés par  l’individualisme.

 

Systèmes d'autorité 

Nous avons à maintes reprises souligné le déterminisme dont nous étions l’objet. Si nous pouvons accepter d’être le jouet des éléments pour nombre de choses, nous prétendons toutefois à l’autonomie lorsqu’il s’agit de la “ raison ”. Or le processus décisionnel n’est-il pas le moment où nous imaginons pouvoir devenir véritablement rationnels, et où nous pensons pouvoir récupérer les bribes de notre identité pour nous affirmer dans des actes autonomes ?

Qu’en est-il dans la réalité ?

Jeux de pouvoir et systèmes d’autorité dans la société civile


Les peuples imitent toujours leurs élites et notamment le système de valeur et de pouvoir de celles-ci. Pour comprendre les phénomènes de pouvoir dans les entreprises, il nous faut en passer par les relations humaines dans le système social et analyser les diverses typologies comportementales des “ gens au pouvoir ” avant d’aborder plus prosaïquement la population cible qui nous préoccupe, à savoir les acteurs économiques.

“ Chaque fois que l’on constate, dans un pays donné, une grande inégalité sur le plan politique de la répartition des aptitudes, des postes, des rôles et du pouvoir en général, le même système se retrouve dans la vie des entreprises et des hommes qui y sont employés. Il y a une sorte d’osmose entre le milieu politique et le milieu économique et social. ” Hofstede et Bollinger : Le Management interculturel.

Le pouvoir dans les sociétés archaïques

Historiquement, les relations humaines sont caractérisées par une relation d'autorité ou les influx décisionnels ne fonctionnent que dans un sens, ils partent du sommet pour aller vers la base. L’autorité vient du haut – top down. C’est le principe de vassalité.

Cette forme d’autorité, que le sociologue allemand Max Weber appelle l’autorité traditionnelle, est fondée sur la croyance au caractère sacré des traditions anciennes et sur la légitimité de ceux qui ont été appelés à exercer l’autorité par le fait même de la tradition.

Pour qu’elle ne soit pas régulièrement mise en cause, cette autorité traditionnelle va s’entourer d’une aura destinée à la magnifier de sorte à la rendre incontestable. Dieu et son onction seront souvent pris à partie, de même que les éléments visuels de statut à travers pyramides, ziggourats, palais… ou tout autre “ Très Grand… symbole de l’éternité du Très Grand Commanditaire ” qui aura ordonné l’élaboration de la chose. Le but de tous ces artifices est, comme le dit Jack Lang, " de donner l’évidence au pouvoir ", ce que confirme de Gaulle quand il dit :" l'autorité ne va pas sans prestige et le prestige sans éloignement ". Bollinger et Hofstede traduisent ceci en langage sociologique par l’expression de distance hiérarchique forte.

L’évolution des formes de pouvoir et de processus décisionnel en Occident

La logique du pouvoir, la logique du binôme “ soumission/domination ”, n'est tempérée que si une menace naturelle ou humaine vient imposer le “ besoin d'alliance ”. Quand “ nécessité fait loi ”, quand il lui faut viser l’efficacité par le groupe, l’homme va adopter une attitude individuelle plus en retrait, une relation plus équilibrée à autrui, une relation relevant du compromis et du partage de l’autorité.

  • 1. Incidence du Polemos. La démocratie à Athènes est le fruit de la nécessité de s’entendre pour faire front à la menace du pouvoir oriental despotique de la Perse. Celle-ci requérait une adhésion non point passive du peuple, mais active des “ citoyens ” dont on attendait qu’ils défendent la Cité et partent se faire trucider “ en chantant ”. Plus un groupe humain subit la contrainte extérieure, plus le pouvoir accepte une forme d’aliénation de sa capacité de décision au profit de l’efficacité. Il en va ainsi en politique. Il en ira ainsi sur le plan économique et sur celui du management.

  • 2.  Incidence marchande. Les premiers acteurs économiques sensibilisés à l’équilibre relationnel entre les hommes furent les marchands, les “ sacs à poivre ” comme on appelait les négociants des Pays-Bas.
    L’obligation de négociation fit que les hommes cherchèrent à instituer entre eux des règles de droit intangibles sur lesquelles fonder leur relation et, le cas échéant, pouvoir arbitrer leurs différends dans la sérénité, sans le recours à la force brutale, primitive et destructrice de valeur.
    Le principe de la négociation entre égaux fit faire un  pas complémentaire vers la démocratisation. Quand le pouvoir marchand  s’est affirmé, il a diffusé ses principes de fonctionnement vers toutes les formes de la relation sociale.
    “ Les élites commerçantes prennent par la force des choses l’habitude du marchandage. /…. A moins qu’ils ne parviennent à un compromis, acceptable de part et d’autre, ils ne peuvent conclure d’affaires. C’est ainsi que les élites commerçantes en viennent à moins bien accepter l’autorité hiérarchique et à voir dans la négociation entre égaux le mode normal de relation avec les autres. ” Ronald Ingelhardt : La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées.
    Les pratiques des marchands se sont progressivement propagées vers la société civile et vers l’univers industriel.

  • 3.  Incidence industrielle. La taille des entreprises, le développement d'outils économiques de plus en plus conséquents, la taille croissante des unités à gérer, la complexité accrue entraînèrent une atomisation croissante du savoir et firent que chaque acteur, tout du moins chaque dépositaire de savoir, devint indispensable au bon fonctionnement de la chaîne d’action globale. Il gagna en dignité, en rang et en considération.

Plus la complexité d’une entité économique est grande, moins les êtres sont banalisés, donc remplaçables à souhait. Ceci relativise de plus en plus les principes d’autorité. La complexité croissante  est porteuse de  libre-arbitre. Dans l’interdépendance il y a moins  de dépendance.

Naît donc une nouvelle forme de pouvoir : le pouvoir savoir.

Plus le niveau d’éducation est élevé, plus la capacité d’autodétermination des êtres augmente du fait de l’autonomie intellectuelle et économique qu’elle génère naturellement.

“ Le sachant” devient un réel capital social qui sera particulièrement privilégié et du fait de la  compétition concurrentielle croissante, les rapports humains deviennent,de plus en plus des rapports de coopération.

Max Weber appelle cette nouvelle forme relationnelle l’autorité rationnelle légale. Rationnelle parce que justement fondée sur la légitimité du savoir.

La concurrence et la recherche de la productivité auront donc incité les hommes à équilibrer leurs relations sociales et à être plus solidaires, du moins au niveau de leur groupe constitué. Le « doux commerce » et la concurrence qui s’ensuivent, contribuant à l’essor de la démocratie ! ! !

Allemagne :  en ce groupe communautaire fortement impliqué dans la compétition internationale (rappelons que cette petite nation ne représentant pas 1% de la population mondiale, s’arroge 8% de part de marché au plan mondial), la coopération prendra une intensité toute particulière, il y règne une véritable une autorité consensuelle, une pratique collégiale  allant jusqu’au consensus le plus absolu.

En France, milieu individualiste s’il en est, l’homme n’a pas nécessairement une forte propension à négocier avec ses congénères.

„ Participer, c‘est perdre de sa liberté, c‘est perdre la situation favorable du critique confortablement à l‘abri, c‘est aussi prendre le risque de s‘engager émotionnellement, c‘est enfin se prêter à la contrainte d‘autrui, à la contrainte du groupe ou de l‘unité aux décisions desquelles on a participé. » Michel Crozier : La société bloquée, page 84.

Incidence de l’âge des sociétés sur l’individualisme et la relation à l’autorité

Dans les sociétés antiques le pouvoir est totalement centralisé.

La démocratisation a diffusé, démultiplié le pouvoir entre de nombreuses mains, et qui plus est, les diverses formes de pouvoir, politique, économique, le pouvoir intellectuel... sont scindées.

Cela dit, l’homme aspire à la fois à de la sécurité et à du sens.

  • 1. Pour sa sécurité, il va lutter bec et ongles toute sa vie pour développer ses acquis matériels et son pouvoir.

  • 2. Le sens : une fois sa sécurité matérielle assurée, pour se donner du sens, il va en règle générale tenter de concentrer un maximum de ses attributs matériels et de ses symboles de pouvoir entre les mains d’un nombre réduit de ses descendants pour ne pas disperser les actifs qu’il aura capitalisés.
    De la sorte, le fragile et incertain “ Moi immanent ” de l’individu se “ transcende ” par sa perpétuation dans la mémoire des hommes. Transmettre dans leur intégrité les éléments qui constituent l’identité d’un individu revient à pérenniser son œuvre et son image

Le principe de la primogéniture va accélérer le phénomène de concentration des pouvoirs et des acquis.

Plus une société est âgée, plus le phénomène centripète de concentration aura opéré et plus les “ pouvoirs et acquis ” se seront cristallisés sur un nombre d’individus de plus en plus restreint numériquement.

Une dynamique élitiste se sera engagée avec la constitution de ce que Emmanuel Todd appelle l’overclass dans son livre Après l’Empire. La boucle est bouclée lorsque le système élitiste produit des entités éducatives spécialisées, c’est-à-dire des écoles dites « grandes ».

 Le pouvoir étant concentré, confisqué, les autres acteurs du corps social se sentant dépossédés de leur identité et lésés dans leurs intérêts vont progressivement se distancier de celui-ci, voire même adopter un esprit de fronde. Quelquefois jusqu'à littéralement se désolidariser du corps social lui-même. Un certain syndicaliste allant même dire officiellement “ j’en ai rien à foutre ” quand s’engage le dialogue social, signifiant ainsi son manque de considération pour toute approche rationnelle et impliquée des intérêts de la collectivité.

 Cette situation va engendrer un individualisme d’opposition.

Le pouvoir central comme palliatif aux individualismes

L’individualisme va entraîner la potentialité de comportements en opposition aux intérêts de la collectivité et entretenir une conflictualité latente, la possible “ guerre de tous contre tous ” selon la formule de Hobbes. La conséquence en est que cela rend inévitable le recours systématique à un “ Etre suprême ” capable d’assurer la conservation de la paix sociale. Le fameux Léviathan Hobbes, un pouvoir transcendant destiné à assurer la paix sociale.

L’aspect positif du phénomène se conjugue cependant avec une centralisation croissante et à terme, ce pouvoir tutélaire subjugue, hypnotise l’individu qui, couvé, en devient sinon apathique, du moins “ a-volontaire ” et prend l’habitude d’un pouvoir fort. Il en résulte un habitus psychologique : l’acceptation du pouvoir et des décisions souveraines de la hiérarchie.

 Le pouvoir organise le glissement indolore de la liberté conflictuelle à la servitude acceptée " dit  Jack Lang en un moment de conscience exacerbée des dérives des pratiques de ceux qui sont au gouvernement avec lui,

A cet égard, nous pouvons également relire Alexis de Tocqueville sur cette question du pouvoir qui est “immanquablement totalitaire”.

“ Il n'est rien de plus fécond en merveilles que l'art d'être libre ; mais il n'y a rien de plus dur que l'apprentissage de la liberté. Il n'en est pas de même du despotisme. Le despotisme se présente souvent comme le réparateur de tous les maux soufferts ; il est l'appui du bon droit, le soutien des opprimés et le fondateur de l'ordre. Les peuples s'endorment au sein de la prospérité momentanée qu'il fait naître ; et lorsqu'ils se réveillent, ils sont misérables. ”  Alexis de Tocqueville : la démocratie en amerique

D’autorité « subie » à autorité « acceptée », puis enfin “ appelée de ses vœux ”, il découle un habitus, la pratique d’une autorité forte.

“ Un chef aura tendance à asseoir son autorité vis-à-vis de ses subordonnés. L’attitude des subordonnés mettra une barrière à l’extension de l’autorité du chef. Néanmoins, et cela est important, selon les cultures, le subordonné accepte plus ou moins, voire recherche cette autorité. ” Geert Hofstede

Prémonition qu’avait déjà Etienne de la Boëtie dans son Discours sur la servitude volontaire :

“ La coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grande vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir. ” La Boétie : de la Servitude volontaire.

L’acteur pivot qu’est le Léviathan n’aura donc fait qu’amplifier la perception du fait que l’autorité est nécessairement “ en haut ” et comme les peuples imitent toujours leurs élites dirigeantes, le système de pouvoir se généralise à l’ensemble de la société.

L’autorité et les systèmes de décision en entreprise


Tant pour la hiérarchie que pour la base, l’autorité ne saurait être partagée. Les titulaires d’autorité entendent bien assurer un exercice personnel du pouvoir. L’autorité sera en outre personnalisée. Les individus vont avoir besoin d’identifier un « Lider Maximo », une autorité de référence, un “ capo di tutti capi ” prenant ses responsabilités dans les choix sociétaux. La collégialité sera généralement perçue comme une dilution de la responsabilité.

Certains font mine de se révolter contre l’autorité forte dans une logique d’opposition évoquée plus haut, cela dit, elle est ancrée en eux et quand ils tentent de secouer leurs rets, c’est pour faire appel au Léviathan avec de sempiternels “ yaka, fokeu, yzonka, sépanormal ”.

Nous fuyons toute situation de dépendance pour nous-mêmes, mais ne pouvons concevoir une collectivité sans autorité forte. Nous sommes donc incapables de supporter l‘autorité que nous jugeons pourtant indispensable.  Michel Crozier : La société bloquée, page 129.

“ On oublie que l’autorité, c’est connu et vérifié, n’existe que si elle rencontre la soumission, et le pouvoir ne se maintient que s’il satisfait un besoin de dépendance ”.

L’analyse de la question de l’autorité en entreprise doit être segmentée à plusieurs niveaux :

  • Les titulaires de l’autorité : qui prend quelle décision ? centralisation ou décentralisation ?
  • La perspective des décisions : quels en sont les objectifs ? ambitieux ou prudents ? à court terme ou à long terme ?
  • La préparation des décisions : comment sont validés les choix et quand sont prises les décisions ?
  • La prise de décision : contexte de la prise de décision : confidentialité ou réunion ouverte ?
  • Les perspectives tactiques des décisions : le nœud gordien, opérationnalité immédiate ou quête de solutions futures ?

Notre analyse ne s’en tiendra pas là, car une fois une décision prise, le processus décisionnel peut encore être influencé sur les plans de :

  • la mise en œuvre : comment est coordonné le travail ?
  • la vérification de l’application : comment sont assurés le reporting et le contrôle ?

Et même, in fine, nous aurons aussi à prendre en compte la question de la pérennité des décisions. Une fois prise, est-elle gravée dans le marbre, donc pérenne, ou tracée dans le sable, donc susceptible d’amendements ?

A tous les niveaux évoqués ci-dessus, la pratique des groupes humains peut varier et générer autant d’arbitrages que de contextes socio-économiques, ce qui est source de frustrations conséquentes lorsque les choix décisionnels impliquent des populations issues d’environnements culturels différents.

Les titulaires de l'autorité : qui décide ?

La grande question est donc ici de vérifier qui est titulaire de l’autorité et qui prend véritablement les décisions. Nous pouvons considérer d’une manière générale qu’une autorité ne se démultiplie et n’est déléguée que si les hommes sont d’une part jugés aptes dans leur savoir, mais aussi et surtout considérés comme loyaux et fiables.

  • Plus on a affaire à des Individualistes, plus la « barre de la défiance » sera élevée, et plus les décisions tendront à être centralisées.
  • Plus on a affaire a des communautaires et des sécuritaires, plus vite le « seuil de confiance » sera rapidement atteint et grande la capacité à déléguer.

Les décisions courantes

Ce sont des décisions opératoires prises de façon routinière

En Allemagne : les décisions sont généralement préprogrammées dans le cadre du Manuel des Procédures, et exécutées rapidement, de façon quasi automatique, par des opérateurs ou par des fonctionnels agissant individuellement.

En France: la plupart des décisions, même mineures, doivent être avalisées par la hiérarchie.

Les décisions managériales

Ce sont des décisions opérationnelles à réelle incidence budgétaire dans contexte inédit  requérant l’examen de solutions nouvelles.

En Allemagne, la hiérarchie est plus plate. Chaque service dispose d’une grande marge de manœuvre propre et les décisions sont largement prises au niveau de chaque groupe opérationnel. Il s’agit ici d’associer compétence et décision.

La décision est,  le plus souvent, prise au niveau des services opérationnels et il y a décision collégiale. Le responsable est “ Primus inter pares ”, pas plus. Coordonnateur, il participe aux décisions collectives de ses égaux dans une démarche consensuelle et participative.

Même les membres du Vorstand (Directoire) des grandes sociétés ont chacun un champ de compétence distinct, le primus inter pares est simplement “ Sprecher des Vorstandes” (porte-parole du Directoire).

“ Empowerment” dit l’Anglo-Saxon. Subsidiarité, dit-on en Allemagne où “ décider c’est convoquer les experts ”.

 Ce modèle de rapport au pouvoir de décision est un puissant générateur d’intuitu personae à l’égard de l’organisation.

“ La négociation... est le principal moyen social de la reconnaissance : négocier avec quelqu’un, c’est être reconnu par lui. ” Bernoux : La sociologie des organisations, page 179.

 En France: la logique patriarcale forte porte à la centralisation. 

Les décisions sont, le cas échéant, préparées par la technocratie, mais la prise de décision demeure l’apanage de la hiérarchie et les problèmes non routiniers de coordination remontent la ligne hiérarchique jusqu’au moment où ils atteignent un niveau de supervision, où le responsable a, ou se croit, l’autorité nécessaire pour les résoudre.

On dissocie la compétence de la décision. Les Allemands ont à cet égard une formule consacrée : ils parlent de dissociation de la Fachkompetenz (compétence professionnelle) et de l’Entscheidungskompetenz (compétence décisionnelle).

Plus un pays est de nature individualiste et enclin à favoriser un pouvoir central fort, plus la décision remonte.

Ceci entraîne le risque de goulot d’étranglement au sommet et force les cadres dirigeants à prendre rapidement leurs décisions pour des faits dont l’origine est ailleurs dans l’organisation. L’information transmise par une longue chaîne doit passer par de nombreux niveaux avant d’arriver au sommet. A chaque niveau, il y a des pertes d’information naturelles et des distorsions plus ou moins intentionnelles. Les bonnes nouvelles sont amplifiées, les mauvaises sont bloquées.

Decentralize to avoid bottleneck or centralize to be efficient ? L’éternel problème pour lequel il n’y a pas de choix absolu.

Les décisions stratégiques

Elles sont par nature des décisions d’exception. Investissements nouveaux, changement d’activité, création de sites …

En Allemagne: le phénomène consensuel fait qu’en temps sereins, la hiérarchie ne peut influer sur les actes des opérateurs et la stratégie des entreprises se fait à la base.

La large autonomie des „Fachleute“ (professionnels) au sein de leur département fait que la stratégie collective n’est que la résultante de l’addition des initiatives managériales individuelles. La hiérarchie a peu de prise sur l’action courante et, partant, sur la stratégie d’ensemble. Elle perd le contrôle stratégique, pour ne le reprendre qu’en situation exceptionnelle (crise, difficultés financières…) lorsqu’il faut resserrer les rangs et centraliser. En dehors de ces phases exceptionnelles, sa marge de manœuvre est minime.

En Allemagne, la perte de contrôle stratégique par la direction est en outre consacrée par l’obligation d’implication du Comité d’entreprise et ce, plus particulièrement lorsqu’il y a cogestion. La présence des représentants des salariés dans le Conseil de surveillance entérine le fait que le Directoire ne peut entreprendre de démarches aventureuses, tout étant annoncé, puis devant être avalisé au préalable, y compris par les représentants du monde du travail.

Aucune démarche ambitieuse de développement, ni courageuse de repli n’est possible dans l’absolu, ou en tout état de cause sans négociations/amendements qui font différer les décisions et font perdre du temps. Par ailleurs, comme on aura dévoilé ses décisions avant de les mettre en œuvre, cela va largement nuire à leur efficacité.

 Cette dimension des jeux de pouvoir fait que chacun doit gérer son entreprise en bon père de famille, à moindres risques et à moindres frais pour les employés. Elle fait partie de l’éthique générale des grandes entreprises, mais elle imprègne aussi l’ethos général de l’ensemble du corps social.

A la base, au niveau d’un entrepreneur individuel, il est clair que la propension à reprendre les rênes du pouvoir peut exister, mais cela sera cependant perçu comme une procédure d’infraction.

Pour humaniste qu’elle soit, la démarche est un handicap en temps aléatoires, où il faut fréquemment prendre des décisions dans l’urgence. Nous analyserons plus largement la portée de cette conséquence dans le chapitre consacré aux “ conditions du changement social ”.

A un moment donné, la situation était telle que la hiérarchie des grands groupes s’est entichée  de séminaires sur le thème de la vision dans le cadre desquels on a essayé de faire passer le message que la direction générale était légitime à vouloir influer plus largement.

Cela a fonctionné quelque peu, tout du moins en période difficile. Les choses se sont normalisées entretemps.

 En France : les entreprises se veulent essentiellement  innovatrices, flexibles, réactives, souples …, le dirigeant fait ses arbitrages souverainement. La formulation de la stratégie tend à être très intuitive, moyennement  analytique, et orientée vers la recherche agressive d’opportunités.

Le dirigeant se veut charismatique et est susceptible d’entraîner le corps social dans des directions ambitieuses et aléatoires, à l’instar du quidam plébiscité par de paisibles allocataires d’eau qui, nonobstant les trous dans ses chaussettes, se mit à rêver de convoler avec la “Circé Hollywood ”, dilapidant en un rien de temps le capital amassé en bons pères de familles par les poseurs de tuyaux.

Perspectives stratégiques des décisions

Qu’est ce qu’une décision ? Par-delà les actes courants, tout nouvel enjeu non encore répertorié, non encore standardisé, doit être l’objet d’un processus décisionnel.

 En Allemagne on aime peu le risque. Comme le changement est risque, on évite un maximum  le changement. On va s’efforcer de strictement pratiquer des réponses répétitives, c’est à des solutions éprouvées, le cas échéant amendées à la marge.

Il en résulte une grande inertie opérationnelle qui s’oppose à la perspective de mettre en œuvre des solutions techniques ou organisationnelles non validées par ailleurs. L’erreur est une faute professionnelle, aussi va-t-on essentiellement mettre en œuvre les solutions connues et reconnues.

Wie gehabt est-il dit dans le langage du cru.

 Il y a de ce fait des difficultés considérables à “vendre” aux Allemands de nouvelles solutions, qu’elles soient technologiques, organisationnelles ou autres lorsqu’elles n’ont pas encore leurs référentiels en Allemagne. Une formidable “ opportunité ” non encore testée peut devenir une faute professionnelle, aussi s’en gardera-t-on largement si la situation concurrentielle n’impose pas d’agir vite.  

Plus une entreprise est âgée, plus elle aura expérimenté de solutions opérationnelles pour, expérience faite, ne retenir que celles qui se seront avérées les plus efficaces et les formaliser progressivement. Ce faisant, se sera créé un registre de “ ce qui ne marche pas ”, entraînant la réduction du champ d’expérimentation au motif que l’on a “ déjà donné ”, méconnaissant le fait que les paramètres opérationnels, la technique, le marché, les attitudes des concurrents… peuvent avoir changé et appeler de nouvelles réponses.

Plus elle est âgée, plus l’entreprise risque de crouler sous le formalisme et la procédure.

En France, l’entreprise pratique en continu la recherche de niches et tend en permanence à la nouveauté. Elle va essayer de trouver des solutions spécifiques, chercher à innover du fait de la nécessité de se démarquer des grandes organisations. Elle va privilégier les réponses résolutoires d’après le concept de March et Simon. Ils entendent par là l’innovation de fond et la combinaison de solutions tout a fait nouvelles,quitte à prendre des risques.

Chaque nouvelle demande client est une friandise intellectuelle, qui va être mijotée avec amour.

De ce point de vue, les Français et leur obsession de nouveauté  sont vécus comme un facteur de stress pour les Alemands.

En effet, il y a deux formes de choix économiques et industriels :

“ Des réponses répétitives et des réponses résolutoires… A l’un des extrêmes, une réaction parfois très complexe, qui a été élaborée et apprise à une époque précédente comme réaction adéquate à un stimulus particulier et dit répétitif. A l’autre extrémité, un stimulus implique une masse plus ou moins grande d’activité orientée vers la découverte d’une exécution (nouvelle) capable d’effectuer la réponse. J.-G. March et H.-A. Simon : Les organisations – Problèmes psychologiques

La création : Recherche ou Développement

Si certains soutiennent que la voie de l'efficacité passe nécessairement par le sentier balisé, mais étroit et confiné de la spécialisation, d'autres appuient l'idée que, bien au contraire, il vaut mieux viser à élargir le champ du possible en s'engageant dans un maximum de périmètres d'action, en ouvrant ses compétences.

Allemagne, toujours borné par les besoins et la nécessité, on consacre toutes ses capacités intellectuelles à de l’immédiatement applicable, à un utilitarisme strict, à du développement en quelque sorte.

 Comme règne une logique  sécuritaire, on va essentiellement être conduit par le principe de “ non-risque ” et on visera à la maîtrise de l’incertitude pour tenter d’éradiquer tous les facteurs aléatoires de ses agissements.

Sur le plan de la création, on évitera un maximum le risque, et comme le changement est par nature un facteur de risque, on va essentiellement, en général, capitaliser sur ses acquis et éviter au maximum les ruptures qui sont toujours fragilisantes. Continuité, stabilité et permanence sont ici les maîtres mots. Conceptuellement, nous nommerons ce phénomène la pérennisation de l’existant.

L’innovation y sera toujours « une innovation retenue », à savoir maîtrisée, ce qui veut dire que l’on ne met sur le marché que des techniques largement éprouvées de sorte à éviter tout dysfonctionnement. Une innovation n’est mise sur le marché que si elle a été totalement expérimentée et en est au stade de sa maturité.

La culture de l’ingénieur est imprégnée de logique de sécurité.

Innovation incrémentale ou innovations de rupture ?

Le Label « Made in Germany » tout de sériosité reconnue, repose sur 50 ans de développement de produits caractérisés par une fiabilité légendaire.

Il s'agit pour eux de tendre à l’optimum de la technicité du moment, mais ce, sans le caractère aléatoire de l’innovation de rupture.

L’évolution créatrice consiste en une recherche d’amélioration permanente de l’existant, l’individu voulant “ optimiser jusqu'à la perfection ”, peaufiner le connu, plutôt que de prendre le risque de s'aventurer en terre inconnue. C’est la logique même de la pratique de l’amélioration en continu, de la Démarche Qualité.

On parlera de créativité adaptative (on adapte, on optimise le connu) ou d’exploitation selon la formule de James March (on veut tirer profit du savoir existant et on cherche à être essentiellement opérationnel). Usurpatio (application) plutôt que inventio. Le créateur est un déviant.

Au demeurant, si un acteur a trouvé une innovation de fond, tant qu’il n’y aura pas de contrainte externe obligeant à la mettre en service, elle aura de grandes chances de demeurer dans les cartons, en réserve pour le futur. Ce n’est que sous la pression concurrentielle qu’elle sera mise en application. L’évolution technologique n’est pas une fin en soi. Tant qu’il n’y a pas d’irruption concurrentielle, on vit sur l’existant, sur les acquis.

Pour ne pas se laisser dépasser par les concurrents les entreprises allemandes pratiquent un benchmark continu et une écoute systématique des marchés, mais aussi de la concurrence. Elles pratiquent une veille technologique à tous les niveaux ; la lecture systématique de la presse professionnelle (très fournie) et la sollicitation conséquente d’informations suite aux articles parus dans la presse, la visite de salons, la réception automatique des entreprises frappant à leur porte en qualité de fournisseur et semblant apporter des concepts innovants, voire l’émission généralisée de demandes d’offres et de cotations en un véritable marketing d’achat.

“ La plupart des innovations dans une organisation sont des emprunts plutôt que de l’invention. L’emprunt peut se faire par une imitation plus ou moins directe ou peut être accompli par l’introduction de personnes nouvelles dans l’organisation. Dans chaque cas, l’emprunt épargne à l’organisation beaucoup de dépenses qui accompagnent l’innovation, dont les dépenses de l’invention elle-même, les frais d’essai, les risques d’erreurs dans les estimations ” J.-G. March et H.-A. Simon : Les organisations – Problèmes psychogiques

En revanche, lorsque dans le foisonnement de la vie, une fleur vient à émerger, quand une filière technologique majeure vient à être engagée (le cas échéant par des tiers, plus aventureux), lorsque se dessine une application de marché réaliste et rentable, les Allemands foncent résolument dans la brèche, font des investissements massifs de développement, d'infrastructure de production, de commercialisation, pour rattraper leur retard… et généralement ils le rattrapent…

Etre suiveur, ne pas perdre d’énergie ni prendre de risques, sont au demeurant les leçons du prix de l’excellence de Peters et Waterman.

95 % de recherche appliquée, en somme du développement
Peu de fondamental pour le fondamental – seulement 4,9 %
Pas d’actes gratuits financés par la collectivité

 Il ne s’agit pas de financier des chercheurs pour chercher mais d’abord des chercheurs pour trouver.

En France, l’individualiste cherche à se réaliser par des pratiques originales.

Toute nouveauté est un plus, car source de divertissement, mais aussi potentialité d’enrichissement et de développement personnel, aussi aura-t-il une relative acceptation de la nouveauté et de son corollaire, le risque.

Accepter une nouveauté, un nouveau mode opératoire, c’est accepter de prendre le risque que cela ne marche pas. Sur le plan économique, le maître mot sera l’innovation de rupture

On visera la découverte de nouveautés originales qui peuvent conférer un avantage compétitif décisif. Les êtres vont se mettre en chasse de l’idée lumineuse à laquelle personne n’aura jamais pensé. 

La nouveauté va littéralement relever de la quête existentielle et tout ce qui sera nouveau sera bon par essence. Etre visionnaire et pionnier est une qualité.

“ S’il n’espère pas l’inespérable, il ne le découvrira pas ” Heraclite, Fragments, Clément d’Alexandrie, Stromates par Marcel Conche. Ce que confirme Einstein : “ Aucune grande découverte scientifique n’a jamais été faite par quelqu’un qui n’aurait pas levé le nez de la masse des détails et qui ne se serait pas résigné à voir les choses de plus haut ”.

Arnold Toynbee parle d’élan prométhéen.

L’inconvénient de cette capacité créatrice est qu’elle évoluera souvent vers une “ recherche plaisir ”, “ recherche jeu ”, “ recherche challenge ”, le caractère original d'une idée pouvant d’ailleurs primer sur son utilité. L'utopie c'est la vérité de demain. Victor hugo et il y a beaucoup de gens pour lesquels ceci est une évidence

Les individus peuvent être amenés à créer pour créer, dans une quête de dépassement sans fin, l’Elan Prométhéen, se transformant en un activisme Sysiphéen consistant à repartir à zéro chaque jour.

Il s’agit là d’un acte sacrificiel, d’une autodestruction de sa propre courbe d’expérience et de son savoir-faire, car à toujours vouloir créer sans jamais porter une idée au bout de sa réalisation industrielle et commerciale, on repart toujours de zéro et on ne se crée pas un savoir-faire industriel réel.

Ce point est un fort handicap pour l’offre française dans la mesure où on met plus rapidement sur le marché des produits moins éprouvés, considérant que compte tenu de sa souplesse légendaire, la logique du système D saura amender les imperfections mineures. Notre innovation est souvent perçue comme une innovation hasardeuse, car pas toujours aboutie dans ses fonctionnalités. Ce faisant, alors que l'on croit que la mise sur le marché de produits précurseurs est un avantage concurrentiel, on se disqualifie et on « se tire une balle dans le pied ».

Par ailleurs, le moment d’émotion du démiurge passé, après avoir accouché d’une idée, les individus n’ont plus toujours suffisamment d’énergie, ni d’intérêt pour les concrétiser en phase industrielle et négligeront souvent de développer et de valoriser le fruit de leurs cogitations. Ici, c’est l’inventio au détriment de l’usurpatio.

Ce faisant, on court le risque de se faire capter ses idées par des tiers plus hardis dans la mise en œuvre industrielle.

La décision et le temps

La dimension du temps intervient dans la question de la décision.

 En Allemagne, l’individu cherche à maîtriser l’incertitude selon la formule de Hofstede. Tout doit être fait pour durer. Le long terme prime. Les objets, bien évidemment, qui doivent tenir face au temps, le défier, mais aussi les actions des hommes, les schémas stratégiques et commerciaux qui doivent être intangibles.

Il s’agit de prendre son temps : “ Eile mit weile ” (hâtons-nous lentement).

En France, le temps se conjugue au présent. On se place dans une logique darwinienne, qui repose sur l’obligation de l’évolution des espèces et la nécessaire adaptation à l’impermanence de la vie, aussi l’individu est -il amené à réagir essentiellement à court terme.

Devant le caractère temporaire des choses, rien ne sert de vouloir tirer des plans sur la comète, laissons venir, de toute manière “ le monde n’est qu’un branloire pérenne ” selon la formule de Montaigne.

La préparation de la décision et la “ rationalité limitée ”

Selon March et Simon (Les organisations – Problèmes psychogiques), l’homme serait incapable de suivre un modèle de rationalité absolue. Même s’il se veut rationnel, sa rationalité sera limitée et contingente et ce, en raison de multiples phénomènes :

  • Les carences de connaissances et d‘informations des décideurs, toujours incomplètes pour toutes sortes de raisons : manque de temps, de ressources, d‘imagination, d’attention.

  • Les limites des capacités cognitives de l’homme. La complexité des processus mentaux qu’implique toute véritable optimisation dépasse, et de beaucoup, les capacités de traitement des informations et de raisonnement de l‘être humain…

  • Comme, par ailleurs, l’individu fait beaucoup de choses simultanément, il ne peut pas s’occuper de tout simultanément et doit recourir à un processus décisionnel séquentiel, appréhendant les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent à lui. Les décisions dépendent donc largement de l’ordre d’arrivée tant des problèmes eux-mêmes que des participants à la décision…

  • Les contraintes d’action : il est évident que l‘individu va opérer des choix en fonction de son niveau de compétence. Pour ce qui concerne le niveau de compétence, il est clair qu’un individu va exclure les solutions dont lui-même ne maîtriserait pas les ressorts et qui dépasseraient son niveau de capacité, car il se disqualifierait lui-même.

  • Les intérêts particuliers de chaque acteur, qui voit l‘organisation sous l‘aspect de ses objectifs propres. C’est la stratégie individuelle de l’acteur. Il est clair que la logique hiérarchique va conditionner la quantité d’énergie et d’intelligence que l’individu acceptera de dédier au groupe social qu’est l’entreprise. Ceci est une prime aux systèmes sociaux non élitistes qui permettent aux hommes de tirer directement profit de leur implication et d’évoluer dans l’échelle des responsabilités. Outre la question de la promotion, un individu fera ses arbitrages en fonction des intérêts de son service. Le commercial souhaitant déterminer le sort du marketing et inversement la production, considérant que tous deux doivent lui rendre compte et que la R&D pour sa part ne doit pas divaguer dans l’absolu, mais orienter ses recherches dans des directions compatibles avec le savoir-faire de base de l’entreprise…

En conséquence, chaque acteur n‘a que rarement des objectifs clairs et des projets cohérents. Sa rationalité est limitée et il se définit plus par rapport aux opportunités que lui offre son organisation et aux comportements des autres acteurs que par rapport à des objectifs ou des projets cohérents. Il :

  • pare au plus pressé,
  • ne prend en compte qu’un petit nombre des solutions possibles ou imaginables,
  • va rejeter toutes les solutions qui ne répondent pas à des critères minimaux du point de vue de la sauvegarde de son influence,
  • retiendra la première solution qui répond aux critères de rationalité qui sont les siens, celle qui le gêne momentanément le moins, la solution “ la moins insatisfaisante ”, c’est simplement une bonne solution ou une solution raisonnable,

    ce qui peut l’obliger à reconsidérer les finalités de son action en cours de route, à rationaliser a posteriori.

L’Allemand a fait des choix opérationnels restrictifs. Ne serait-ce que par sa spécialisation, il a engagé l’essentiel de ses moyens dans des schémas d’action déterminés et conséquemment n‘a plus guère d’alternatives de développement. Ce faisant, il s’interdit toute stratégie de rechange. Plus une organisation est grande et spécialisée, plus elle devra, à l’évidence, réduire au maximum l’irrationalité possible des choix de ses acteurs et chercher à maîtriser le caractère contingent, opportuniste, instable et changeant du comportement humain.

L’Allemand refusera violemment la rationalité limitée pour tendre vers la rationalité absolue. Il ne s’engagera dans l’action que si tout est clair, la voie parfaitement balisée. Si un schéma opérationnel n’est pas limpide et lui paraît risqué, il ne bougera pas, il n’engagera pas le mouvement. La prudence est la règle et si un paramètre est incertain, il bloque. L’homme qui “ craint ” a besoin de certitudes. Il n’accorde pas de droit à l’erreur.

"Prüfen ob alles wasserdicht ist" (vérifier si tout est étanche, donc s’il n’y a pas de failles).

Cela va entraîner une réelle obsession de la maîtrise de tous les aléas. Il s’agit d’éviter au maximum les paris hasardeux pour aboutir à des décisions optimisées.

“ La préparation prime l'action ” et la préparation est longue pour tout connaître, pour vérifier tous les paramètres opérationnels, identifier tous les “ facteurs de risque ” et les évaluer, mesurer, calculer, analyser ; en somme “ traquer tous les impondérables ”.

Il s’agit d’un processus perfectionniste, visant à sélectionner les options les plus performantes intrinsèquement et les plus durables dans le temps et à tout prévoir. En somme, une idéalisation du processus de choix.

Si l’Américain individualiste, et donc sujet à des dérapages de son libre-arbitre, pratique une forme d’autosuggestion en se rappelant régulièrement cette loi de Murphy : "what can go wrong, will go wrong "(ce qui peut aller de travers ira de travers) et se répète inlassablement que "Failing to plan is planning to fail "(échouer à prévoir c’est prévoir d’échouer), l’Allemand n’a nullement besoin de contrer une éventuelle propension à des choix approximatifs. Il  est persuadé que "alles muss durchdacht sein" (tout doit être parfaitement étudié).

La loi de l’essai-erreur, le "learning by doing"  (l’apprentissage sur le tas)  sont absolument proscrits. La modification des plans d'action au motif de soi-disant “ impondérables ” est considérée comme une faute professionnelle, car cela présuppose des lacunes dans les schémas décisionnels initiaux.

Il résulte de cette attitude ce que l’on nomme la deutsche Gründlichkeit, « l’obsession du détail ».

Il s’agit ni plus ni moins que d’un modèle rationalisateur relevant littéralement du management scientifique (Taylor), qui veut pallier l’empirisme par l‘étude préalable des tâches, à ceci près que l’Allemand y aspire, justement, pour sa sécurité.

Relevons certains idiomes typiquement allemands qui illustrent l’état d’esprit ambiant :

éAlles muss geplant sein, alles muss sicher sein" (tout doit être planifié, tout doit être sûr)
"Sicher ist sicher" (ce qui est sûr est sûr)
"Der Teufel steckt im Detail"(le diable se cache dans les détails)
"Nägel mit Köpfen machen" (faire des clous avec des têtes, ce qui revient à dire n’omettre aucun paramètre)
"Mit System arbeiten" (travailler avec méthode)

L’objectif de tout ceci est d’une certaine manière la “ qualité totale ” par la “ préparation totale ”.

Il existe donc des choix à portée opérationnelle variable :

  • le choix optimiste étant celui où l’on aura pris en compte tous les paramètres liés à une décision
  •  Le choix satisfaisant, ni optimisé, ni maximisé, mais tout bonnement “ satisfaisant ”. Pour March et Simon, dans la mesure où l‘être humain est incapable de faire un choix optimal, c’est en général ce choix « satisfaisant » qui prévaudra.

 “ La plupart des décisions humaines, individuelles ou organisationnelles se rapportent à la découverte et à la sélection de choix satisfaisants. Ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’elles se rapportent à la découverte et à la sélection des choix optimaux. Rechercher l’optimum implique des processus infiniment plus complexes que de rechercher la satisfaction. ” J.-G. March et H.-A. Simon : Les organisations – Problèmes psychologiques

 Ces questions de la perspective stratégique et de la préparation de décisions sont l’objet de chocs culturels conséquents. Les uns piaffant devant le fonctionnement impavide des seconds, lesquels eux-mêmes prennent des coups de sang du fait de la démarche précipitée des premiers, qualifiée de brouillonne et non professionnelle.

A ce stade, le constat d’incompatibilité est souvent déjà fait et imprègne les esprits de manière définitive.

Les Français souscrivent totalement à la loi de la rationalité limitée, d’autant plus qu’ils aiment avoir toujours plusieurs fers au feu, explorer les “ multiples voies de l’univers ” dans une démarche largement teintée de recherche d’opportunités dans la mesure où ils ne sont pas fixés sur une stratégie particulière.

Dans cet environnement et pour cet acteur, toute niche commerciale susceptible d’offrir des opportunités   – sera exploitée.

Ceci fonde une démarche pragmatique qui suppose une réelle acceptation du principe de l’aléatoire. Il y a nécessairement des choses qui vont marcher, d’autres pas. D’où une approche ouverte et souple et le fait que les Français se ménagent des possibilités d’improvisation. Priorité est donnée à l’instinct. Décider relève du pari et pas seulement de la raison. Cette approche confère aux  Français la capacité formidable de chercher des solutions malgré leur non-praticabilité apparente.

A force de tester divers modes d’actions, il leur arrive nécessairement de trouver des solutions originales. D’une certaine manière la démarche empirique à son utilité.

Un choix opérationnel étant fait sur base d’hypothèses, il va bien entendu falloir le tester pour en vérifier la faisabilité, puis :

  • le valider (a posteriori comme dit Simon) si l’intuition, le nez, étaient bons,
  • le rejeter s’il s’avère totalement impropre, ce qui sera fait sans réticence, considérant qu’il est normal qu’il y ait des choses qui marchent et d’autres pas
  • ou encore l’amender en cours de route.

Dans cet environnement, on peut donc engager un schéma opérationnel sans l’avoir bordé à 100%, on l’amendera chemin faisant par les vertus du système D. L'amendement des schémas d'action en cours de route est ainsi dans l’ordre des choses. La loi de l’essai-erreur est la loi de la vie… 

En somme, certaines catégories d’individus à caractéristiques polyvalentes et opportunistes, acceptent, voire privilégient carrément la loi de la „rationalité limitée“ considérant même que les échecs font aussi partie de la loi de la vie, voire fortifieraient les positions du décideur en :

  • permettant d’évacuer la vanité,
  • raffermissant la volonté,
  • renforçant le réalisme, !!!

Il s’agit en somme de “ rebondir d’échec en échec ”.

Ceci légitime souvent le fait qu’il n’y aurait nul besoin d’anticiper et de solliciter ses neurones avant d’agir, il suffirait d’être réactif !!!

Cette approche risquée et coûteuse en énergie, les allemands voudront assurément l’éviter.

 

Extrait du livre "Le marché allemand aujourd'hui" Stratégie, vente et management
disponible chez https://bit.ly/2qnXt9y  

 

 

 

 

 

 



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