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Restructurations et changement social en France et en Allemagne

Posté le | Par Gilles UNTEREINER

La vie économique est une marée perpétuelle d’avancées et de reculs et toute organisation est sujette à des évolutions multiples. Les techniques, les marchés, les méthodes d’organisation, les finances sont en mutation permanente et, qui plus est, même les concurrents s’ingénient à complexifier la situation. Les turbulences ne manquent donc pas.
La survie impose de s’adapter aux contingences du moment. Cette dynamique adaptative, toujours Darwin, est l’essence même de la vie. Elle oblige à des mouvements régulateurs sur le plan de la structure des entreprises dont le profil doit s’efforcer d’être à géométrie variable, puisqu’il doit suivre les périodes de déploiement comme celles de repli.

Chaque repli peut engendrer une nouvelle création dans la perspective de ce que Schumpeter nomme la “ destruction créatrice ”, pour autant que les hommes le veuillent et s’efforcent de rebondir.

En fait, d’une manière générale, l’homme n’aime pas véritablement le changement, car “ on sait ce qu’on peut perdre, mais pas ce qu’on peut gagner ”. Le changement est rarement voulu, toujours subi.

” Un homme à qui une certaine façon d’agir a toujours parfaitement réussi, n’acceptera jamais qu’il doit agir autrement. C’est de là que viennent toutes les inégalités de la fortune : les temps changent et nous ne voulons pas changer ” Machiavel : Le Prince

The only person who likes a change is a wet baby disent même les Anglo-Saxons. Le changement est donc véritablement un acte héroïque.

“ Les personnalités créatrices sont mises au défi de tenter un tour de force, convertir en effort créateur cette chose créée qu’est une espèce, faire un mouvement de ce qui est un arrêt ” Arnold Toynbee : L’Histoire

Les interactions entre les hommes et les enjeux de pouvoir ne sont pas de nature à simplifier la problématique.

 „Tout changement est dangereux, car il met en question immanquablement les conditions de son jeu, les sources de pouvoir et la liberté d‘action en modifiant ou en faisant disparaître les zones d‘incertitudes pertinentes qu‘il contrôle… C‘est inconsciemment, mais légitimement, qu‘ils vont faire obstacle à tout ce qui menacerait leur autonomie et vont chercher à orienter le changement de telle sorte qu‘ils puissent maintenir, sinon renforcer, la zone d‘incertitude qu‘ils contrôlent.“ Michel Crozier, Erhard Friedberg : L‘acteur et le système.

L’exercice du management consiste donc à jongler pour concilier la nécessité de l’évolution et le besoin de pérennité des hommes en un habile dosage, voire un habillage du changement qui ne crée pas de rupture psychologique avec le groupe social dont on a la charge.

 “ Dans leur rôle d’entrepreneurs, les cadres dirigeants cherchent les moyens les plus efficaces pour que l´organisation remplisse sa “ mission ” (la production des biens et des services) et même parfois cherchent à changer cette mission. […  ils doivent aussi] adapter la stratégie aux forces et aux besoins de l’organisation, maintenant un rythme de changement qui réponde à l’évolution de l’environnement et de la stratégie sans être insupportable à l’organisation. ” Henry Mintzberg : Structure et dynamique des organisations, page 42.

Le changement à titre préventif

En un univers individualiste telle la France, le souci d’être flexible fait que la hiérarchie considère avoir un droit permanent de réallocation de ses ressources, y compris humaines. L’organisation est autorisée à solliciter les individus pour toutes les urgences du moment, et généralement il y en a à profusion.

L’individu aspire généralement à la multiplicité des tâches et aura une forte capacité à accepter “ l’aléatoire ”. Il est flexible et apte à accomplir des tâches ovariables, donc relativement apte à assumer des changements à dose raisonnable.

Comme il a intégré dans son registre culturel qu’il n’y avait pas de vérité, ni de choses intangibles, que rien n’est pérenne, l’individu est littéralement programmé culturellement pour la gestion des aléas. Il sera plutôt souple et “ retombera assez vite sur ses pattes ” en cas d’impondérables.

Souplesse et flexibilité, réactivité et capacité d’adaptation sont les maîtres mots. “ Rebondir ” est une vertu et cette capacité représente un atout.

Dans ce contexte, la pratique du changement consiste à adapter en permanence les structures et les modes opératoires, à remodeler à la fois l’entreprise et les services au fur et à mesure des besoins, par amendements continus et progressifs. Les structures et les individus pratiquent l’adaptation en continu.

Les entreprises tentent d’anticiper les contraintes de changement et procèdent à une observation continue de leur environnement pour déceler les contraintes possibles. Dès qu’une perspective difficile se dessine à l’horizon, elles engagent rapidement des actions à titre préventif, tant qu’elles en ont encore les moyens.

Ceci est bien évidemment un avantage en “ situation de changement rapide ”.

L’évolution étant considérée comme une nécessité et une évidence, il n’y a pas lieu d’en faire si grand cas. Le changement est tout simplement évolution, donc naturel et normal.

Quelquefois même, on aura le sentiment que ces entreprises ne se portent jamais aussi bien que quand elles sont en “ phase précaire ”, car cela permet de sortir de la routine, de galvaniser les hommes et de leur demander des efforts. La réactivité est souvent le fruit de la nécessité.

Pour ce qui concerne la capacité d’influence des opérateurs, sur le moment, ils n’ont en général que deux alternatives :   loyalty (obtempérer) ou exit (démissionner ou traîner des pieds), mais en aucun cas voice, encore que, comme une décision n’est jamais considérée comme éternelle, une dynamique de lobby a posteriori peut être engagée à l’égard de la hiérarchie pour tenter de modifier les décisions déjà prises et ce, normalement, avec quelque chance de succès pour autant que les démarches soient engagées à-propos et avec diplomatie.

En Allemagne l’action opérationnelle aura généralement nécessité un effort conséquent en termes de préparation des décisions, de standardisation et de formalisation, de définition des modes de coordination, ce qui représente une phase de conceptualisation et de “ mise en musique ” particulièrement intense.

 Ces lourds modèles d’action ayant consommé beaucoup “ d’énergie de lancement ”, ils sont rarement remis en question. En effet, cela impliquerait de reprogrammer toute la chaîne d’action, mais aussi et surtout d’accepter le constat que les préconisations manquaient de pertinence à long terme, ce qui pourrait mettre en difficulté les individus sensés avoir étudié tous les paramètres avant de prendre leurs décisions.

Lénergie énorme à mettre en œuvre pour relancer “ l’orchestre des procédures ” en dissuade plus d’un et finalement aboutit à figer les choses. C’est la contingence structurelle

“ La structure empêche le changement ; la stabilité va à l’encontre de l’adaptation ”. Henry Mintzberg : Structure et dynamique des organisations, page 248.

Lorsque cependant le changement est absolument nécessaire, il est intéressant d’observer la capacité d’influence des opérateurs, qui, d’une manière générale, sera relativement réduite là aussi, mais dont l’action peut avoir des effets variables selon le type d’autorité ambiant.

Le changement à titre curatif 

En Allemagne, la réticence au changement sera importante.  A “ l’inertie bureaucratique ” inhérente à toute grande organisation, va s’ajouter “le fait humain”, à savoir les pratiques décisionnelles du cru.

L“ inertie du consensus ” fait qu’une fois les fonctions et les tâches définies et attribuées, la hiérarchie est prise dans un système. Elle doit laisser faire et n’a plus guère de possibilité d’interférer, ni de proposer des remaniements pour “ impulser du mouvement ” en tout cas, à moins d’un dysfonctionnement global du système.

Une fois entérinés, les schémas d’action ne seront pas remis en cause, sauf cas de force majeure, et l’on s’y tiendra tant qu’ils fonctionneront.

On ne change pas une stratégie qui gagne, voilà une assertion qui a cours partout, encore que, dans certains milieux, notamment chez les individualistes tels les Francais, on ne peut s’empêcher de la retoucher en permanence, les surfers diraient “ pour le fun ”, alors que les Allemands, s’y tiennent.

L’individu n’apprécie guère le changement, perçu comme un péril absolu, aussi sera-t-il décontenancé devant bien des impondérables que le Français surmonte très bien, voire même prend plaisir à devoir/pouvoir gérer.

Par ailleurs, le fait que la hiérarchie puisse intervenir dans son quotidien, interférer comme elle l’entend dans le contrat social et le confort des individus, crée une situation d’instabilité et de “ danger permanent ”. C’est un facteur d’incertitude et de stress inacceptable. Le jeu social établi et dûment avalisé par les Comités d’Entreprises veut que les salariés se voient définir un mandat clair et définitif. Ceci veut dire qu’une fois le mandat fixé, on ne peut plus revenir dessus, sauf à le renforcer.

Chez l’Allemand, si “ on ne revient pas aisément sur la stratégie ”, “ on ne revient pas non plus sur un schéma tactique ”, sur un schéma opérationnel qui fonctionne, si cela implique des conséquences sur les acquis humains.

La modification des structures d’organisation constitue une des tâches les plus risquées et elle est toujours susceptible de déchaîner les émotions, avec l’excuse légitime de la “ Tradition ”.

C’est une limitation des pouvoirs de la hiérarchie au profit de la sécurité et de la tranquillité des individus.

Cette démarche induit un risque de passivité et elle n’est possible que si l’on a une certaine confiance dans les salariés, ce qui d’ailleurs est généralement le cas, car les Allemands capitalisent sur leur entreprise.

“Dans un environnement stable, une organisation peut prédire les conditions dans lesquelles elle se trouvera ; donc, toutes choses étant égales par ailleurs, elle peut standardiser les activités (établir des règles, formaliser le travail, planifier les actions) ou peut-être standardiser les qualifications. […] Dans un environnement très stable, toute l’organisation prend la forme d’un système protégé et serein qui peut standardiser ses procédures de haut en bas ”  Henry Mintzberg, Structure et dynamique des organisations, page 248.

Une structure importante et spécialisée est très avantageuse en période faste. Plutôt bien préparée à toute action de longue durée, elle devient extrêmement fragile lorsqu’un élément de l’environnement n’est plus maîtrisé, s’il y a un dysfonctionnement ou une irruption concurrentielle inopinée.

La taille de la structure et les lourdeurs opérationnelles qu’elle entraîne, augmentées de la logique sociale visant à sécuriser un maximum les individus, vont avoir un effet sur la pratique du changement tant sur le plan opérationnel que sur le plan stratégique.

Sur le plan opérationnel, réaligner les concepts et les procédures prend du temps, et obtenir l’accord pour le faire en demande encore plus.

En fait, il va tout bonnement falloir reconstruire un groupe de travail, l’alimenter avec de nouveaux paramètres de réflexion (marchés, concurrence, technologie…) impliquant une remise en cause du quotidien, remettre en branle l’interminable processus de recherche propre à la préparation des décisions, réactiver les tensions sous-jacentes à la prise de décision par consensus, puis produire un ensemble modifié de procédures et, enfin, former à nouveau tout le monde (mais aussi négocier avec les opérateurs le supplément d’implication… qui va se monnayer). Le tout représente une tâche proprement titanesque qui va bien évidemment entraîner des réticences considérables.

„C‘est parce que le changement n‘est pas naturel, mais avant tout création, invention, découverte et construction humaines. Instruments indispensables pour l‘action, les constructions d‘action collective une fois instituées, sont en même temps des obstacles à l‘apprentissage, c‘est-à-dire à l‘invention de nouveaux construits.“ Michel Crozier, Erhard Friedberg : L‘acteur et le système, page 394.

 Flexibilité et réactivité étant altérées, l’adaptabilité et la souplesse ne sont pas nécessairement les qualités premières de ces structures, ce qui constitue un risque de dysfonctionnements graves en cas d’urgence.

Ces lourds paquebots chargés de procédures et de contraintes sociales ont beaucoup de mal à changer de cap.

 “ Tant que l’entreprise était en eau stable, tournait avec des techniques éprouvées et des produits normalisés, la règle bureaucratique avait toutes les chances de n’être pas aussi détestable que certains avaient voulu le croire, tout du moins du point de vue de l’appréciation des performances économiques. Les choses en allaient autrement pour les entreprises soumises aux bourrasques de l’innovation et de la concurrence. ” Denis Segrestin : Sociologie de l’entreprise.

Il est évident que la question sera encore plus délicate sur le plan stratégique, c’est-à-dire sur le plan des choix structurels (splitting, cession, réduction d’effectifs…), qui entraînent des conséquences non seulement sur les missions et les devoirs des hommes, mais aussi sur leurs droits.

En fait, on ne change de stratégie que quand “ rien ne va plus ”. Ça passe ou ça casse. Il faut véritablement être allé dans le mur avant d’accepter les contraintes de la réalité et le changement.

Lorsqu’il est définitivement établi qu’on ne peut plus continuer en l’état, les comptes de l’entreprise constatant le déficit, et pas seulement eine rote Null (« un déficit minime »), mais un véritable et indubitable état de carence, la décision sera prise de corriger la stratégie et, éventuellement, de modifier les structures de l’entreprise.

Les Allemands ne sortent de la routine qu’au moment où il y a état d’urgence, car on est seulement autorisé à agir à titre curatif. Pour certains économistes “ ce monde de l’entreprise contractualiste est un modèle d’entreprise sans entrepreneur ”.

De ce fait, il est souvent tard, très tard, trop tard, pour corriger quoi que ce soit.

Der Veränderungsdruck nimmt zu (« la pression du changement croît »).

La nature du changement social

Lorsque la perspective d’un tel accident se dessine, que l’on veut avoir quelques chances de survie et que s’impose une remise en cause structurelle, il faut donc instamment restaurer l’ordre pour redonner cohérence à la stratégie et sens au groupe afin :

  • d’une part d’ "éviter de perdre les hommes clés", ce qui compte tenu du cloisonnement serait une catastrophe,
  • et d’autre part d’ "éviter de voir nombriliser" les autres. Leur environnement étant devenu incertain, ils auront propension à ne consacrer leur attention qu’aux questions “ internes au groupe ”, aux jeux de pouvoir dans l’entreprise, au détriment de ce qui est “ hors groupe ” (les clients, les fournisseurs…), ce qui souvent précipite la dégradation des chiffres.

On ne pratiquera donc pas de corrections « à la marge », pas de toilettage mais des révisions stratégiques globales.

Si le changement est inévitable, s’il est démontré qu’il y a véritablement péril en la demeure, si on ne peut jouer la “ continuité ”, il ne faut pas laisser du temps au temps. Encore une fois, celui-ci n’arrange rien et il faut procéder à un “ reengineering ” immédiat. Il ne faut pas laisser germer anxiété et suppositions, mais trancher une fois pour toutes et, si possible, en affichant un nouveau concept, un nouveau schéma fonctionnel parfaitement clair offrant un maximum de garanties pour assurer la pérennisation de la structure. Il faut concrétiser rapidement le changement pour le dédramatiser.

Pur ne pas déstabiliser les individus, on met tout à plat brutalement et on redéfinit le futur. Le changement social ne doit pas être progressif, en processus continu, mais ponctuel et global, suivre une logique radicale de rupture.

Ceci vaut en particulier pour un repreneur étranger. Plus il tarde, plus il lui sera difficile de faire les Allemands se départir du bei uns ist es so (chez nous c’est comme ça, sous entendu – un point c’est tout). Il doit profiter du choc de l’acquisition pour procéder immédiatement à une analyse globale de la situation et de l’ensemble des structures, tant organisationnelles que fonctionnelles, redéfinir une stratégie et analyser les besoins humains requis pour sa mise en œuvre

En cas d’obligation de licenciement, il est recommandé de pratiquer une charrette chargée autant que faire se doit, mais une seule, pour ne plus avoir à y revenir.

„ Les hommes doivent caresser ou occire. Si le Prince doit faire le mal, il doit le faire „ en grand „  pour ne pas avoir à le renouveler. Les hommes se vengent des petits maux qu‘ils subissent, rarement des grands. Donc, il faut faire le mal en grand, pour ne pas passer pour un faible ou un indécis, et le bien à petites doses, pour que tout le monde ait le temps d‘y goûter sans pour autant s‘y habituer.“ Machiavel : le prince.

Il est évident que l’environnement juridique de la société allemande et le rôle attribué au Comité d’Entreprise font que celui-ci doit impérativement être impliqué dans toute décision de ce type. Cela pourra se faire sans les réticences que l’on a généralement dans les milieux individualistes. Ici le Comité d’Entreprise est un acteur majeur de la paix sociale et aura une attitude positive et réaliste pour ce qui concerne les contraintes, mais aussi et surtout la survie de l’entreprise, à la condition qu’il soit dûment informé de la situation et qu’il puisse juger en connaissance de cause. Il avalisera puis, heureuse surprise pour les pays à autorité forte qui n’ont pas l’habitude de négocier ouvertement avec les structures représentatives des salariés, il accompagnera le changement en s’en faisant même l’interprète à l’égard des salariés concernés, sous réserve que l’entreprise accepte de prendre un minimum de mesures d’accompagnement.

La crise n’est pas prétexte à la révolution, mais un moment de collaboration. C’est un état d’esprit rare et une bonne surprise.

Pour un repreneur, étranger ou non, les mesures de correction structurelles doivent si possible être préalablement menées par le vendeur, car un plan social sera moins onéreux pour l’ancien propriétaire que pour la structure repreneuse, sensément bien armée financièrement et donc susceptible d’être davantage sollicitée.

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