La dimension du temps intervient dans la question de la décision.
En France, comme dans de nombreux pays individualistes, le temps se conjugue au présent.
Il est considéré comme manifestement incontrôlable, aussi il ne sert à rien de vouloir “ forcer le destin ” et l’individu est amené à réagir essentiellement à court terme.
Devant le caractère temporaire des choses, rien ne sert de vouloir tirer des plans sur la comète, laissons venir, de toute manière “ le monde n’est qu’un branloire pérenne ” selon la formule de Montaigne.
En Allemagne il s’agit de tout inscrire dans le temps qui se conjugue au futur.
Nécessité fait loi et l’individu ayant la crainte du futur, de lendemains qui pourraient déchanter, tout doit être fait dans et avec le temps.
« Dans le temps », cela signifie que tout doit être fait pour durer, pour le long terme. Les objets bien évidemment qui doivent tenir face au temps, le défier, mais aussi les actions des hommes, les schémas stratégiques et commerciaux qui doivent être intangibles.
« Avec le temps », cela signifie que, comme le futur est périlleux, il faut ne pas prendre de risque, tout choix doit être certain et il faut faire avec le temps. Ceci exclut toute précipitation et toute spontanéité.
Il s’agit de prendre son temps : “ Eile mit weile ” (hâtons-nous lentement).
Nous allons constater la portée pratique de ce rapport au temps dans la préparation et la prise de décision.
La préparation de la décision et la “ rationalité limitée ”
Nous prétendons à l’autonomie lorsqu’il s’agit de la “ raison ”. Or le processus décisionnel n’est-il pas le moment où nous imaginons pouvoir devenir véritablement rationnels, et où nous pensons pouvoir récupérer les bribes de notre identité pour nous affirmer dans des actes autonomes ?
Qu’en est-il dans la réalité ?
Selon March et Simon (Les organisations – Problèmes psychogiques), l’homme serait incapable de suivre un modèle de rationalité absolue. Même s’il se veut rationnel, sa rationalité sera limitée et contingente et ce, en raison de multiples phénomènes :
– Les carences de connaissances et d‘informations des décideurs, toujours incomplètes pour toutes sortes de raisons : manque de temps, de ressources, d‘imagination, d’attention.
– Les limites des capacités cognitives de l’homme. La complexité des processus mentaux qu’implique toute véritable optimisation dépasse, et de beaucoup, les capacités de traitement des informations et de raisonnement de l‘être humain…
Comme, par ailleurs, l’individu fait beaucoup de choses simultanément, il ne peut pas s’occuper de tout simultanément et doit recourir à un processus décisionnel séquentiel, appréhendant les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent à lui. Les décisions dépendent donc largement de l’ordre d’arrivée tant des problèmes eux-mêmes que des participants à la décision…
– Les contraintes d’action : il est évident que l‘individu va opérer des choix en fonction de son niveau de compétence. Pour ce qui concerne le niveau de compétence, il est clair qu’un individu va exclure les solutions dont lui-même ne maîtriserait pas les ressorts et qui dépasseraient son niveau de capacité, car il se disqualifierait lui-même.
– Les intérêts particuliers de chaque acteur, qui voit l‘organisation sous l‘aspect de ses objectifs propres. C’est la stratégie individuelle de l’acteur. Il est clair que la logique hiérarchique va conditionner la quantité d’énergie et d’intelligence que l’individu acceptera de dédier au groupe social qu’est l’entreprise. Ceci est une prime aux systèmes sociaux non élitistes qui permettent aux hommes de tirer directement profit de leur implication et d’évoluer dans l’échelle des responsabilités. Outre la question de la promotion, un individu fera ses arbitrages en fonction des intérêts de son service. Le commercial souhaitant déterminer le sort du marketing et inversement, la production considérant que tous deux doivent lui rendre compte et que la R&D pour sa part ne doit pas divaguer dans l’absolu, mais orienter ses recherches dans des directions compatibles avec le savoir-faire de base de l’entreprise…
En conséquence, chaque acteur n‘a que rarement des objectifs clairs et des projets cohérents. Sa rationalité est limitée et il se définit plus par rapport aux opportunités que lui offre son organisation et aux comportements des autres acteurs que par rapport à des objectifs ou des projets cohérents. Il :
- pare au plus pressé,
- ne prend en compte qu’un petit nombre des solutions possibles ou imaginables,
- va rejeter toutes les solutions qui ne répondent pas à des critères minimaux du point de vue de la sauvegarde de son influence,
- retiendra la première solution qui répond aux critères de rationalité qui sont les siens, celle qui le gêne momentanément le moins, la solution “ la moins insatisfaisante ”, c’est simplement une bonne solution ou une solution raisonnable,
ce qui peut l’obliger à reconsidérer les finalités de son action en cours de route, à rationaliser a posteriori.
En France la plupart des individus souscrivent totalement à la loi de la rationalité limitée, d’autant plus qu’ils aiment avoir toujours plusieurs fers au feu, explorer les “ multiples voies de l’univers ” dans une démarche largement teintée de recherche d’opportunités dans la mesure où ils ne sont pas fixés sur une stratégie particulière.
Dans cet environnement et pour cet acteur, toute niche commerciale susceptible d’offrir des opportunités de régulation de marché et de générer un fort rendement – le prix du risque – sera exploitée.
Ceci fonde une démarche pragmatique qui suppose une réelle acceptation du principe de l’aléatoire. Il y a nécessairement des choses qui vont marcher, d’autres pas. D’où une approche ouverte et souple et le fait que les Français se ménagent des possibilités d’improvisation. Priorité est donnée à l’instinct. Décider relève du pari et pas seulement de la raison. Cette approche confère aux individus polyvalents tels les Français la capacité formidable de chercher des solutions malgré leur non-praticabilité apparente.
A force de tester divers modes d’actions, il leur arrive nécessairement de trouver des solutions originales. D’une certaine manière la démarche empirique à son utilité.
Un choix opérationnel étant fait sur base d’hypothèses, il va bien entendu falloir le tester pour en vérifier la faisabilité, puis :
- le valider (a posteriori comme dit Simon) si l’intuition, le nez, étaient bons,
- le rejeter s’il s’avère totalement impropre, ce qui sera fait sans réticence, considérant qu’il est normal qu’il y ait des choses qui marchent et d’autres pas,
- ou encore l’amender en cours de route.
Dans cet environnement, on peut donc engager un schéma opérationnel sans l’avoir bordé à 100%, on l’amendera chemin faisant par les vertus du système D. L’amendement des schémas d’action en cours de route est ainsi dans l’ordre des choses. La loi de l’essai-erreur est la loi de la vie…
En somme, certaines catégories d’individus à caractéristiques polyvalentes et opportunistes, acceptent, voire privilégient carrément la loi de la „rationalité limitée“, considérant même que les échecs font aussi partie de la loi de la vie, voire fortifieraient les positions du décideur en :
- permettant d’évacuer la vanité,
- raffermissant la volonté,
- renforçant le réalisme.!!!
Il s’agit en somme de “ rebondir d’échec en échec ”.
Ceci légitime souvent le fait qu’il n’y aurait nul besoin d’anticiper et de solliciter ses neurones avant d’agir, il suffirait d’être réactif !!!
Cette approche risquée et coûteuse en énergie, l’Allemand voudra assurément l’éviter.
En Allemagne l’individu a fait des choix opérationnels restrictifs, ne serait-ce que par sa spécialisation. Au plan de l’entreprise, il a engagé l’essentiel de ses moyens dans des schémas d’action déterminés et conséquemment n‘a plus guère d’alternatives de développement. Ce faisant, il s’interdit toute stratégie de rechange.
Plus une organisation est grande et spécialisée, plus elle devra, à l’évidence, réduire au maximum l’irrationalité possible des choix de ses acteurs et chercher à maîtriser le caractère contingent, opportuniste, instable et changeant du comportement humain.
L’individu refusera violemment la rationalité limitée pour tendre vers la rationalité absolue. Il ne s’engagera dans l’action que si tout est clair, la voie parfaitement balisée. Si un schéma opérationnel n’est pas limpide et lui paraît risqué, il ne bougera pas, il n’engagera pas le mouvement. La prudence est la règle et si un paramètre est incertain, il bloque. L’homme qui “ craint ” a besoin de certitudes. Il n’accorde pas de droit à l’erreur.
Prüfen ob alles wasserdicht ist (« vérifier si tout est étanche, donc s’il n’y a pas de failles »).
Cela va entraîner une réelle obsession de la maîtrise de tous les aléas. Il s’agit d’éviter au maximum les paris hasardeux pour aboutir à des décisions optimisées.
“ La préparation prime l’action ” et la préparation est longue pour tout connaître, pour vérifier tous les paramètres opérationnels, identifier tous les “ facteurs de risque ” et les évaluer, mesurer, calculer, analyser ; en somme “ traquer tous les impondérables ”.
Il s’agit d’un processus perfectionniste, visant à sélectionner les options les plus performantes intrinsèquement et les plus durables dans le temps et à tout prévoir. En somme, une idéalisation du processus de choix.
Si l’Américain individualiste, et donc sujet à des dérapages de son libre-arbitre, pratique une forme d’autosuggestion en se rappelant régulièrement cette loi de Murphy : what can go wrong, will go wrong (« ce qui peut aller de travers ira de travers ») et se répète inlassablement que Failing to plan is planning to fail(« échouer à prévoir c’est prévoir d’échouer »), l’Allemand n’a nullement besoin de contrer une éventuelle propension à des choix approximatifs. Il est persuadé que alles muss durchdacht sein (« tout doit être parfaitement étudié »).
La loi de l’essai-erreur, le learning by doing (l’apprentissage sur le tas) sont absolument proscrits. La modification des plans d’action au motif de soi-disants “ impondérables ” est considérée comme une faute professionnelle, car cela présuppose des lacunes dans les schémas décisionnels initiaux.
„ Le travail au quotidien. Les Américains sont souvent très pragmatiques et travaillent selon le principe du “ try and error ”. Les Allemands quant à eux s’attardent plus à la collecte d’informations et à l’analyse avant d’envisager toute solution. Les propositions américaines sont souvent considérées comme bâclées. ” Handelsblatt 25/08/2001
Il résulte de cette attitude ce que l’on nomme la deutsche Gründlichkeit, « l’obsession du détail ».
Il s’agit ni plus ni moins que d’un modèle rationalisateur relevant littéralement du management scientifique (Taylor), qui veut pallier l’empirisme par l‘étude préalable des tâches, à ceci près que l’Allemand y aspire, justement, pour sa sécurité.
Relevons certains idiomes typiquement allemands qui illustrent l’état d’esprit ambiant :
- Alles muss geplant sein, alles muss sicher sein (« tout doit être planifié, tout doit être sûr »).
- Sicher ist sicher (« ce qui est sûr est sûr »).
- Der Teufel steckt im Detail (« le diable se cache dans les détails »).
- Nägel mit Köpfen machen (« faire des clous avec des têtes », ce qui revient à dire n’omettre aucun paramètre).
- Mit System arbeiten (« travailler avec méthode »).
L’objectif de tout ceci est d’une certaine manière la “ qualité totale ” par la “ préparation totale ”.
Il existe donc des choix à portée opérationnelle variable :
– le choix optimiste étant celui où l’on aura pris en compte tous les paramètres liés à une décision.
– Le choix satisfaisant, ni optimisé, ni maximisé, mais tout bonnement “ satisfaisant ”. Pour March et Simon, dans la mesure où l‘être humain est incapable de faire un choix optimal, c’est en général ce choix « satisfaisant » qui prévaudra.
“ La plupart des décisions humaines, individuelles ou organisationnelles se rapportent à la découverte et à la sélection de choix satisfaisants. Ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’elles se rapportent à la découverte et à la sélection des choix optimaux. Rechercher l’optimum implique des processus infiniment plus complexes que de rechercher la satisfaction. ” J.-G. March et H.-A. Simon : Les organisations – Problèmes psychologiques
Ces questions de la perspective stratégique et de la préparation de décisions sont l’objet de chocs culturels conséquents. Les uns piaffant devant le fonctionnement impavide des seconds, lesquels eux-mêmes prennent des coups de sang du fait de la démarche précipitée des premiers, qualifiée de brouillonne et non professionnelle.
A ce stade, le constat d’incompatibilité est souvent déjà fait et imprègne les esprits de manière définitive.
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