Innovation et décision en Allemagne

Posté le | Par Gilles UNTEREINER

La notion même de R&D se compose de deux vocables théoriquement alliés, mais en fait d’approche tout à fait opposés. Dans la pratique, le fait d’associer intimement les notions de R&D est un faux ami et l’on devrait plutôt dire Recherche ou Développement, les différentes populations humaines ayant généralement une prédilection soit pour l’une, soit pour l’autre.

En France, pays individualiste, l’entreprise va cultiver son “ instinct de recherche de niches ” et tendre à la nouveauté. Elle va essayer de trouver des solutions spécifiques, chercher à innover du fait de la nécessité de se démarquer des grandes organisations. Elle va privilégier la réponse résolutoire d’après le concept de March et Simon.

Souvent, ce sera strictement par jeu, par instinct de création. Chaque nouvelle demande est une friandise intellectuelle qui va être mijotée avec amour, même si le solliciteur n’a émis aucun souhait à cet égard, voire pis, même s’il préférerait le confort d’une solution standard hautement sécurisante.

De ce point de vue, les Français et leur instinct créatif sont vécus comme un facteur de stress pour les Allemands.

En effet, il y a deux formes de choix économiques et industriels :

“ Des réponses répétitives et des réponses résolutoires… A l’un des extrêmes, une réaction parfois très complexe, qui a été élaborée et apprise à une époque précédente comme réaction adéquate à un stimulus particulier et dit répétitif.
A l’autre extrémité, un stimulus implique une masse plus ou moins grande d’activité orientée vers la découverte d’une exécution (nouvelle) capable d’effectuer la réponse.

J.-G. March et H.-A. Simon : Les organisations – Problèmes psychogiques

En Allemagne, pays caractérisé par une forte aversion au risque, comme le changement est risque, on circonscrit le changement autant que faire se peut .

En Allemagne l’individu, essentiellement sécuritaire, va être conduit par le principe de “ non-risque ” et visera à la maîtrise de l’incertitude pour tenter d’éradiquer tous les facteurs aléatoires de ses agissements. Sur le plan de la création, comme il lui importe d’éviter un maximum le risque et que le changement est, par nature, un facteur de risque, il va essentiellement, en général, capitaliser sur ses acquis et éviter au maximum les ruptures qui sont toujours fragilisantes. Continuité, stabilité et permanence sont ici les maîtres mots. Il s’agira de toujours construire sur l’existant. Conceptuellement, nous nommerons ce phénomène la pérennisation de l’existant.

Il n’aspirera pas au challenge technologique gratuit, mais à un rationalisme pragmatique visant le développement d’applications pratiques, utiles et commercialisables, rentables, au détriment de la recherche pure qui est un investissement sur le futur, aléatoire par nature.

L’évolution créatrice consiste alors en une recherche d’amélioration permanente de l’existant. L’individu voulant “ optimiser jusqu’à la perfection ”, peaufiner le connu, plutôt que de prendre le risque de s’aventurer en terre inconnue.

On parlera de créativité adaptative (on adapte, on optimise le connu) ou d’exploitation selon la formule de James March (on veut tirer profit du savoir existant et on cherche à être essentiellement opérationnel). Usurpatio (application) plutôt que inventio. Le créateur est un déviant.

“ Dans le tréfonds de celui qui veut faire du nouveau, se dressent les données de l’habitude : elles témoignent contre le plan en gestation. /…/ Une dépense de volonté nouvelle devient par là nécessaire /…/ Cette liberté d’esprit suppose une force qui dépasse de beaucoup les exigences de la vie quotidienne, elle est par nature quelque chose de spécifique et de rare. Le milieu social oppose réaction à toute personne qui veut faire du nouveau en général et plus spécialement en matière économique /…/ Surmonter cette résistance est toujours une tâche particulière sans équivalent dans le cours accoutumé de la vie ” joseph Schumpeter : Théorie de l’Évolution Economique

On va donc s’efforcer de strictement pratiquer des réponses répétitives, d’où une référence naturelle au “ processus de classement ”, à la recherche de “ cas ” permettant de solutionner toute nouvelle problématique par la recherche de référentiels immédiats ou avoisinants.

La démarche des cas consiste à trouver à chaque situation sa série logique de solutions, le cas échéant en fonction des schémas d’action qui se sont avérées les plus efficaces par ailleurs. D’où cette marotte des success stories chez les Américains qui, même s’ils contestent le taylorisme, cherchent constamment le “ one-best-way ” taylorien et des solutions toutes faites comme autant de “ formules magiques modernes ”.

Cela entraîne une certaine fétichisation des théories et des outils de management qui omettent quelquefois d’impliquer l’intelligence naturelle des hommes et visent à les transformer en simples “ sélectionneurs de cas ” et autres “ applicateurs de solutions reconnues ” plutôt qu’en acteurs autonomes et responsables, donc susceptibles de solutions originales.

Il en résulte une grande inertie structurelle qui s’oppose à la perspective de mettre en œuvre des solutions techniques ou organisationnelles non validées par le milieu professionnel ambiant, car si cela ne marchait pas, on serait en faute grave, alors que lorsque l’on a prudemment mis en œuvre les solutions connues et reconnues, nul ne peut vous incriminer.

Cela conduit souvent à des choix relevant de la sélection à l’identiqueWie gehabt est-il dit dans le langage du cru.

Au demeurant, si un acteur a trouvé une innovation de fond, tant qu’il n’y aura pas de contrainte externe obligeant à la mettre en service, elle aura de grandes chances de demeurer dans les cartons, en réserve pour le futur. Ce n’est que sous la pression concurrentielle qu’elle sera mise en application. L’évolution technologique n’est pas une fin en soi. Tant qu’il n’y a pas d’irruption concurrentielle, on vit sur l’existant, sur les acquis.

“ Tant que la vie quotidienne tourne sans trop de difficultés sur ses lancées, dans le cadre de ses structures héritées, tant que la société se contente de son habit, qu’elle s’y trouve à l’aise, aucune motivation économique ne pousse à l’effort du changement. C’est quand rien ne va plus, quand la société se heurte au plafond du possible que le recours à la technique s’impose de lui-même, que l’intérêt s’éveille pour les mille et une inventions latentes entre lesquelles il faudra reconnaître la meilleure, celle qui va rompre les obstacles, ouvrir un avenir différent. ”  Fernand BRAUDEL : Civilisation matérielle, économie et capitalisme, tome 1, page 491

“ La plupart des innovations dans une organisation sont des emprunts plutôt que de l’invention. L’emprunt peut se faire par une imitation plus ou moins directe ou peut être accompli par l’introduction de personnes nouvelles dans l’organisation. Dans chaque cas, l’emprunt épargne à l’organisation beaucoup de dépenses qui accompagnent l’innovation, dont les dépenses de l’invention elle-même, les frais d’essai, les risques d’erreurs dans les estimations ” J.-G. March et H.-A. Simon : Les organisations – Problèmes psychogiques

En revanche, lorsque dans le foisonnement de la vie, une fleur vient à émerger, quand une filière technologique majeure vient à être engagée (le cas échéant par des tiers, plus aventureux), lorsque se dessine une application de marché réaliste et rentable, les Allemands foncent résolument dans la brèche, font des investissements massifs de développement, d’infrastructure de production, de commercialisation, pour rattraper leur retard… et généralement ils le rattrapent…

Etre suiveur, ne pas perdre d’énergie ni prendre de risques, sont au demeurant les leçons du prix de l’excellence de Peters et Waterman.

Il y a de ce fait des difficultés considérables à “vendre” aux Allemands de nouvelles solutions, qu’elles soient technologiques, organisationnelles ou autres lorsqu’elles n’ont pas encore leurs référentiels en Allemagne. Une formidable “ opportunité ” non encore testée peut devenir une faute professionnelle, aussi s’en gardera-t-on largement si la situation concurrentielle n’impose pas d’agir vite. L’instabilité économique actuelle entraîne cependant une légère ouverture et on peut ici confirmer que toute crise génère aussi des opportunités.

Les Allemands comprennent tout doucement que, comme le disait un journaliste : “ l’avenir n’est plus ce qu’il était ” et, en conséquence, ils peuvent être amenés à s’intéresser à des technologies ou des systèmes d’organisation nouveaux.

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