Les organisations les mieux huilées peuvent être sujettes à des dysfonctionnements d’origine externe (le marché peut évoluer et les contraindre à l’évolution), mais aussi interne.
Dûment rémunérés et “ rassurés ” par un statut confortable, encore faut-il que les individus ne plient pas sous le joug de la répétition et de la monotonie, ne cèdent pas au “ désenchantement du travail ” que peuvent engendrer des chaînes d’action strictement programmées.
Dans les années 1930, les expériences d’Hawthorne sur la psychologie industrielle s’intéressaient essentiellement à la fatigue physiologique causée par la monotonie du travail pour observer que la productivité d’un groupe augmentait lorsqu’on modifiait les conditions de travail, par exemple en augmentant l’éclairage. Résultat encore plus inattendu, la productivité augmentait également lorsqu’on le baissait. A chaque changement, positif ou négatif, la productivité augmentait. L“ effet Hawthorne ” consiste à constater que les gens réagissent positivement au fait que l’on s’occupe d’eux.
Plus on sera en milieu individualiste, plus “ l’effet Hawthorne ” sera précoce. Et plus tôt les êtres seront démotivés par la routine, plus ils seront susceptibles de dévier des normes fonctionnelles mises en place, plus il conviendra de pratiquer une animation/activation conséquente. Il faudra maintenir constamment l’attention des opérateurs pour entretenir le feu sacré et assurer leur implication tout en évitant que cela ne se transforme en un système d’agitation et en une mise en cause permanente au motif de dynamisation.
D’autre part, le risque existe pour les organisations importantes, même privées, de se transformer en véritables bureaucraties, comme l’avait prédit Max Weber et comme l’a décrit Michel Crozier.
C’est bien sûr le cas chez les Allemands, qui apprécient la formalisation, facteur de “ réduction d’incertitude ”.
En fin de compte, que ce soit pour lutter contre “ l’effet Hawthorne ”, auquel est très sensible l’individualiste, ou contre l’effet “ Bunker des procédures ” que pratiquent les grandes structures, si l’on veut faire perdurer l’élan de la création et du développement, il faut être vigilant quant à l’animation et à la mobilisation de ses équipes. Lorsque celles-ci sont mixtes, l’exercice est particulièrement ardu, car ce qui dynamise les uns va perturber les autres et inversement.
Précurseur du management moderne, Henri Fayol proposait (dans son ouvrage Administration industrielle et générale publié en 1916) la chaîne d’actions suivante :
– Prévoir (planifier)
– Organiser (optimiser ses ressources)
– Appliquer (faire faire)
– Contrôler (pour pouvoir prendre des mesures correctives si nécessaire)
Fixation d’objectifs (en particulier aux commerciaux)
La fixation d’objectifs relève quasiment de la quête existentielle. Elle va dans certains cas s’appuyer sur la logique de dépassement et dans d’autres sur celle de la recherche de sécurité.
En France notamment, l’individu a en perspective non seulement de gagner son pain, mais aussi de se réaliser quelque peu dans son contexte professionnel.
Il sera heureux de dépasser la routine en poursuivant des objectifs ambitieux.
Il s’agit de motiver les hommes en leur fixant des challenges, de leur demander de se dépasser. Le slogan des années 70 : “ Soyez réalistes, demandez l’impossible ” est largement pratiqué.
“ Il ne faut pas hésiter à fixer des objectifs qui semblent irréalisables ” déclare Philippe Bourguignon de Nouvelles Frontières dans L’essentiel du Management en avril 1998.
La nature des objectifs reflète également le mental des populations. En milieu individualiste strict, l’individu aspire à des objectifs globaux, à la description des résultats que l’on veut atteindre, à des instructions générales et à un maximum d’autonomie pour les atteindre.
Les Allemands parlent de Zielorientierung à propos de la définition des résultats à atteindre, par opposition à la Prozess Weg-orientierung qui consiste à définir les moyens pour y parvenir. Ils ont bien perçu les attentes des Français : Vor allem soll der Weg zum Ziel sehr flexibel bleiben. … Wird ein französischer Mitarbeiter zu dem nur mit einer klaren Aufgabenverteilung, festen Regeln und einem fertigen Maßnahmenpaket zur bloßen Umsetzung konfrontiert, fühlt er sich nicht herausgefordert. Bei Routinearbeit schaltet der nach Originalität und bahnbrechenden Aufgaben strebende Franzose schnell ab (« La voie doit demeurer ouverte. Lorsqu’un collaborateur français se voit confronté à des instructions strictes, il ne sera guère motivé. Borné à la routine, cet être qui aspire à l’originalité décroche très vite ») dit un Conseil allemand.
La contrepartie de cette attente d’autonomie, donc de moindre formalisation, est que, l’action n’étant pas totalement paramétrée, il peut y avoir une perte d’énergie certaine, qui doit être compensée par une forte implication personnelle.
La faible programmation induit un stress permanent et l’obligation de bouillonner, d’être sur tous les fronts, de “ dormir vite ”.
En Allemagne il en ira différemment. Les employeurs étrangers ont souvent des attentes exorbitantes à l’égard de leurs collaborateurs locaux. Compte tenu des prétentions salariales affichées, largement supérieures à celles prévalant par ailleurs, en tous les cas en Europe du Sud, on imagine qu’ils auront nécessairement une capacité d’autonomie conséquente, et, pour les commerciaux, celle de gérer la compilation d’un marketing mix complet.
En fait, il faut tenir compte du processus de maturation des hommes dans les structures communautaires. Les individus sont longuement “ élevés en interne ” pour intégrer la “ culture de l’entreprise ” et on aura eu grand soin de les accoutumer à une action de groupe où chacun a sa fonction, sa spécialité fortement cloisonnée, ce qui limite et la pensée transversale et la réflexion globale.
La discipline de groupe vise à ce que l’individu se borne à sa spécialité, et s’inscrive strictement dans une action concertée avec ses pairs, ce qui revient dans la pratique à neutraliser l’initiative individuelle.
Même les commerciaux auront dû s’insérer dans ce type de schémas collectifs, aussi, la plupart du temps, n’auront-ils pas l’habitude de l’autonomie dans l’action que suppose le fait d’être seul sur un marché.
La spécialisation et l’organisation du travail productiviste favorisent le monochronisme qui, s’il est porteur d’efficacité, fait que les êtres sont très vite empêtrés par la multiplicité.
Il faut donc leur définir des objectifs exprimés non pas en terme de résultats à obtenir, mais de moyens à mettre en œuvre. Par exemple, pour un commercial, procéder à une classification des clients et prospects, définir le nombre de contacts à établir, le nombre de visites terrain et d’offres à soumettre, le nombre de contrats devant en résulter, la façon de faire les relances, la fréquence et le mode de reporting à assurer,… Il s’agit en fait tout bonnement de lui tracer un schéma d’organisation pour le quotidien.L
Les Allemands, nous l’avons déjà vu plus haut, nomment ceci la Prozess Wegorientierung par oppositions à la Zielorientierung
Sur le plan de la forme, les instructions doivent être impératives et claires et non relever de l’encouragement paternel. Lorsqu’on définit des objectifs et des moyens, il ne s’agit pas de se livrer à un brain storming informel visant à cerner tout ce que l’on pourrait faire, à charge pour l’individu de sélectionner dans le registre d’action le mode de fonctionnement lui convenant le mieux. Il faut convenir avec lui d’un plan d’action sans équivoque possible. Ne pas employer la formule “ on pourrait faire ” mais plutôt une succession de “ tu feras ”.
Les objectifs doivent en outre être mesurés et raisonnables pour pouvoir être atteints. Ne pas vouloir les mettre sous pression, car cela risque de les bloquer ou de les faire entrer dans un processus permanent de revendication de moyens ou d’autojustification a priori des raisons pour lesquelles cela ne va pas marcher. Zu jeder Lösung findet mann das passende Problem (« à chaque solution on trouvera le problème approprié »).
Le lancement d’un nouveau schéma d’action est donc toujours long, mais une fois le processus enclenché, une fois les schémas opérationnels compris et acceptés, on pourra envisager le futur avec une certaine sérénité. Les Allemands seront constants dans leurs efforts et moins sensibles à l’effet Hawthorne que les individualistes tels les Francais.
Reporting / contrôle
La décision prise et dûment signifiée, encore faut-il l’exécuter. Décliner les procédures et distribuer les tâches est une chose, les faire appliquer en est une autre.
L’acteur, l’opérateur, tout individu a ses stratégies personnelles qui peuvent très bien ne pas coïncider avec celles du groupe, de l’organisation, surtout si les décisions ont été prises sans participation, par la seule hiérarchie.
Plus les schémas décisionnels seront centralisés, plus les individus pourront être amenés à dépenser autant d’énergie sinon plus à préserver leur liberté qu’à œuvrer pour leur organisation.
« …Même dans les situations les plus extrêmes, l‘homme garde toujours un minimum de liberté et qu‘il ne peut s‘empêcher de l‘utiliser pour „ battre le système … Chaque acteur s‘efforce simultanément de contraindre les autres membres de l‘organisation pour satisfaire ses propres exigences et échapper à leur contrainte par la protection systématique de sa propre marge de liberté et de manœuvre… L‘organisation n‘est ici en fin de compte rien d‘autre qu‘un univers de conflit, et son fonctionnement, le résultat des affrontements entre des rationalités contingentes, multiples et divergentes d‘acteurs relativement libres, utilisant les sources de pouvoir à leur disposition. » Michel Crozier, Erhard Friedberg : L‘acteur et le système.
La prévision c’est donc une chose, le contrôle en est une autre.
Notons que l’écriture est probablement née du besoin de contrôler. Les innombrables tablettes de terre cuite trouvées à Sumer et autres lieux d’Assyrie sont des relevés comptables de troupeaux et de propriétés. En somme des instruments de gestion.
Le reporting peut varier tant sur le fond que sur la forme. Préalablement à l’analyse de ces questions, une réflexion s’impose sur la finalité des reportings et du suivi des opérationnels.
Finalités du reporting et fiabilité d’exécution des opérateurs et implication individuelle
En milieu individualiste, notamment en France, lorsque l’individu est pris en compte dans les décisions et encadré par un environnement hiérarchique moteur, lorsque le contexte hiérarchique est souple et dynamique, largement animé d’esprit pionnier, s’enclenche le „Principe d‘Iribarne“ à savoir la logique de l’honneur. Le sujet devient acteur impliqué et assurera ses missions, même en situations très spécifiques et innovantes.
S’il rencontre une difficulté, il va se débrouiller, prendre le temps qu’il faut, mais y arriver. Si 24 heures n’y suffisent pas, il faudra tout simplement “ dormir plus vite ”, toujours et encore.
Le prix de l’indépendance et de l’autonomie est d’atteindre l’objectif quoiqu’il arrive.
Loyalty en quelque sorte, mais sous une forme survitaminée que nous nommerons implication, car il ne s’agit pas simplement d’exécuter ses propres tâches, mais de faire en sorte que l’objectif global de l’organisation soit atteint.
La disponibilité est une des principales richesses de ces structures. Elle explique la réactivité et la capacité d’action extraordinaires de certaines entreprises, toutes caractérisées par l’implication personnelle tant des opérateurs que des cadres. La question des 35 heures portée en dogme est un véritable “ choc culturel ”, plutôt susceptible de casser l’esprit de cette motivation fondamentale, en fait c’est une véritable catastrophe en termes de perspective d’implication des hommes, alors que c’était là le ressort principal du système.
On retrouvera bien évidemment cette capacité dynamique dans tous les milieux “ exacerbant ” les aptitudes de l’homme, et en particulier ceux où ce phénomène s’accompagne non seulement de reconnaissance individuelle, mais aussi d’écus sonnants et trébuchants.
Lorsque cependant les décisions sont prises de manière autocratique et souveraine, sans prise en compte des intérêts, aspirations et recommandations des acteurs impliqués, au point qu’elles risquent de ne pas convenir aux exécutants, voire de s’avérer impraticables, il en va tout autrement.
Comme la contestation ouverte est déconseillée, l’individu à deux registres d’action possibles, l’un actif, l’autre passif.
Sur le plan du registre actif, lorsqu’il se veut positif, il va chercher à identifier le décideur vrai (Wer hat das Sagen), le titulaire de l’autorité, afin d’engager une forme de lobbying pour faire passer des messages :
– soit pour la prochaine fois,
– soit pour tenter de faire renverser la décision prise, ce qui n’est jamais exclu, car une décision n’est jamais absolue ni éternelle. Elle peut être amendée en fonction de nouveaux paramètres de réflexion versés au dossier.
Il ne s’agit pas ici du concept de voice décrit par Hirschmann, et qui consisterait en une opposition affirmée, mais d’un lobbying subtil.
Sur le plan du registre passif, si la démarche de lobbying ne fonctionne pas, les acteurs ne réagiront pas aux sollicitations de manière stricte. Ils vont chercher à contourner l’autorité. C’est le concept de stand by.
Ces phénomènes d’opposition peuvent générer de nombreux blocages et obstacles de dernière minute.
“ En France, l’expression de la liberté des individus suppose de garder, une fois la décision prise, une indépendance critique à l’égard de son supérieur ” rappelle Philippe d’Iribarne dans Enjeux les Echos, Mars 1999.
Lorsqu’il y a expression, affirmation de désaccord et recommandations d’amendement – « voice » en quelque sorte, même si c’est de façon indirecte au travers d’un lobbying postérieur à la décision –, c’est toujours mieux que l’absence d’écoute de la part de la hiérarchie, laquelle amènera les individus à penser que “ rien n’y fait ni n’y fera ” et que ne voyant pas d’issue, ils considèrent qu’il n’y a plus qu’à faire le dos rond et se protéger grâce au principe du parapluie. Ce principe consiste à dire que c’est la hiérarchie qui a pris une décision et peu importe qu’elle soit opérationnelle ou non, ce sera à elle d’en porter la responsabilité. C’est la démission psychologique.
„Tout se passe en fait comme si les employés avaient souscrit un contrat psychologique tacite qui leur permettrait de dire à la direction : „ Vous avez fait de nous des exécutants, nous obéissions donc sans chercher à comprendre le pourquoi des décisions ; mais, en échange, nous exigeons de rester libres, c‘est-à-dire de ne pas être engagés psychologiquement dans la marche des opérations. „ Ceci explique à la fois l‘absence de résistance et l‘absence d‘intérêt. “ Michel Crozier : La société bloquée, page 72. Cette analyse est confirmée par Albert Camus dans le Mythe de Sisyphe : “ les esclaves de l’Antiquité ne s’appartenaient pas, mais ils connaissaient cette liberté qui consiste à ne point se sentir responsable. ”
Gott hat gesprochen, laß ihn schwätzen ” (« Dieu a parlé, laisse-le causer ») disent les Allemands.
Si l’individu est trop en opposition, il s’en ira. En milieu individualiste, la rotation des cadres est très forte comparativement à ce qui se passe dans d’autres univers.
En Allemagne, la mise en œuvre des décisions prend une tournure toute particulière.
Si le processus décisionnel ne fonctionne pas, les salariés se sentiront lésés à l’égard de leur besoin de reconnaissance en tant que “ Fachmann ”, mais aussi menacés, car si des décisions impropres ont été prises dans leur zone de compétence, ils savent que, immanquablement, cela leur nuira lorsque les effets des décisions seront évidents.
En conséquence, ils pratiqueront une contestation très affirmée (« voice ») et les bons éléments risquent de partir (« exit ») si le marché du travail le leur permet.
„Dans le monde germanique, le groupe et le consensus sont fondamentaux, une fois l‘accord réalisé entre les participants, chacun exécute la décision prise, qu‘il soit ou non complètement convaincu de son bien-fondé. S‘il est franchement en désaccord, il doit s‘esquiver, mais quitter le groupe est toujours douloureux.“ Henri Mendras : L‘Europe des Européens, page 358.
Ils peuvent aussi être conduits à opter pour le principe du parapluie et, en l’occurrence, ils ne le feront pas avec discrétion. Ils répéteront à satiété : Chef, Fehlentscheidung, (« décision erronée ») et feront une obstruction permanente et ouverte. C’est la voice exacerbée. Continuellement, à chaque réunion, ils remettront l’ouvrage sur le métier pour rappeler le “ vice fondamental ”.
Si le processus décisionnel fonctionne, ils seront fidèles et loyaux dans la transcription des décisions, donc dans leur exécution. Discipline oblige.
Chacun a le devoir absolu d’exécution des décisions prises en commun. La participation entraîne l’adhésion et une grande discipline dans l’exécution. Man hackt die Checkliste durch (« on passe en revue scrupuleusement la check list »).
Il est hors de question de vouloir s’affirmer par des pratiques divergentes des options prises. Alle ziehen an einem Strang. Getroffene Entscheidungen werden umgesetzt (« tout le monde tire sur la même corde. Les décisions prises sont appliquées »).
Le temps et l’énergie consacrés à la concertation, à la programmation de l’action, sera largement profitable. Aucun point de détail ne viendra plus faire achopper le processus d’action.
A cet égard, l’exigence de transparence et de cohérence est une force. La collégialité apparemment peu efficace à court terme porte ses fruits dans le temps, même si initialement elle donne un sentiment d’inertie.
Le rythme et l’engagement courant sont cependant influencés par les pratiques de groupe et par la norme.
– Les pratiques de groupe : si chez les uns, la logique de compétition peut entraîner un activisme individuel, chez d’autres, plus communautaires, le fond culturel induit une forte discipline, ce qui va altérer l’action autonome.
– La norme : une fois bordés, à l’abri de facteurs de confort (leurs statuts, leurs tâches, leurs descriptions de poste, véritables bunkers de sérénité), les êtres pourront avoir une dynamique altérée.
La logique de confort peut prendre le dessus et entraîner un risque de passivité. Comme le disent les Anglo-Saxons, certains sont plus rapidement burned out (« usés ») que d’autres.
L’individu fera ce qu’on lui dit de faire, tout ce qu’on lui dit de faire, mais seulement ce qu’on lui dit de faire. Pas moins, certes, mais pas davantage. Une exécution restreinte au mandat effectif.
“ Le comportement humain ne va pas toujours dans le sens du développement psychique le plus grand possible… Les comportements des salariés n’ont jamais donné le sentiment d’être toujours spontanément orientés vers l’engagement et la responsabilité. Une théorie de bon sens s’est efforcée d’en rendre compte en expliquant que tout individu était porté à un moment ou à un autre à choisir la protection des règles contre la liberté, les repères stables de l’ordre bureaucratique contre les incertitudes de l’autorégulation. Denis Segrestin : Sociologie de l’entrerpriseI, page 79.
Es hat mir keiner andere Direktiven gegeben (« Personne ne m’a donné d’autres directives ») sera une attitude fréquente.
En conséquence, il ne faut pas s’attendre à un activisme débridé, ni à la prise d’initiatives personnelles marquées à la mesure de ce qu’on attendrait d’un collaborateur individualiste. L’Allemand aura été éduqué pour s’interdire ce genre de pratiques personnelles pouvant aller à l’encontre de la stabilité du groupe.
A défaut d’instructions formelles claires, indiquant ce qu’il doit faire, ce n’est pas forcément lui qui va aller à la quête du Graal.
La disponibilité et un engagement particulier sont au demeurant perçus comme une attitude carriériste dans bien des entreprises industrielles ou de service.
A 16h 30, Feierabend, Time out.
A cet égard les Allemands jugent souvent fort mal leurs collègues français. Constatant le fait que ces derniers restent souvent tard le soir, ils interprètent cette attitude comme “ inféodée à la hiérarchie ” et essentiellement adoptée pour cultiver un bon relationnel. S’il y a un peu de cela dans cette attitude, sa justification profonde est qu’en environnement polychronique, il y a une forme de dispersion, tout le monde fait beaucoup de choses à la fois et, fortement mobilisés, les salariés n’ont pas toujours le temps de se concentrer sur un sujet qui mériterait réflexion et décision dans le calme et la sérénité. Par conséquent, quand les individus veulent mobiliser leur hiérarchie, ils sont souvent conduits à profiter de moments de répit, une fois le coup de feu de la journée passé.
Toujours est-il que chez les Allemands, demander aux subordonnés davantage de disponibilité revient à constater que l’on a mal évalué le volume de tâches à affecter, et toute sollicitation “ exorbitante ”, donc non prévue dans la description de poste, sera dûment monnayée. Where are my benefits… est un réflexe usuel.
“ Les “ investissements de forme ” peuvent bien avoir pour fonction de réaliser un accroissement de la prédictibilité, mais n’y parviennent que partiellement… Le règlement intérieur, loin de ne constituer qu’une arme aux mains de la hiérarchie, constitue une ressource pour les exécutants dont il est pourtant censé structurer le comportement ”Erhard Friedberg : Le pouvoir est la règle, p.157.
Forme du reporting
En France, et ce en particulier dans les petites entreprises, le flux d’informations de coordination, de transmission des instructions, aura été verbal ; le reflux, l’information en retour, le sera généralement aussi.
Dans les entreprises importantes, on va mettre en œuvre des procédures immédiates et strictes de contrôle et, dans certains groupes, un véritable “ culte du reporting chiffré ”, tellement sophistiqué qu’on a quelquefois le sentiment que la prolifération des chiffres et des ratios a surtout pour fonction de se donner bonne conscience au détriment d’une bonne analyse. Le contrôle est intense.
En Allemagne, le contrôle est encore d’une autre nature.
Les “ Spécialistes ” pratiquent largement la standardisation des qualifications et les salariés dûment formés partent du principe que le travail est fait dans les règles de l’art. En conséquence, il n’y a que peu de contrôle sur le travail courant et de moins en moins au fur et à mesure de la progression dans la hiérarchie.
Le contrôle est limité, d’autant plus que dans des chaînes d’action aussi parfaitement structurées, tout dysfonctionnement est immédiatement identifié et l’objet des sollicitations des opérateurs en amont et surtout en aval du problème.
Les acteurs reconnus, ceux qui ont bénéficié de la reconnaissance du groupe par une évolution hiérarchique progressive, ceux qui ont reçu beaucoup de formation et sont parvenus au stade du “ faire faire ” disposent d’une marge de manœuvre croissante. Ils sont devenus les mandarins du système.
Chaque spécialiste travaille dans son propre univers professionnel et est soumis au contrôle collectif de ses pairs qui l’ont formé et socialisé au départ. Ces derniers se réservent le droit de censurer son activité en cas de faute professionnelle, et il n’y a donc que peu de moyens de corriger les déficiences sur lesquelles ils choisissent de fermer les yeux.
Ils ont une grande aversion à agir contre l’un des leurs, à “ laver leur linge sale en public ”
En fait, au quotidien, quand il n’y a pas d’urgence particulière, le système fonctionne idéalement en raison de facteurs multiples :
– L’Allemand n’est guère aventureux, ne prend guère de risques et œuvre généralement en processus cumulatif sur base stricte de l’expérience.
– La logique communautaire veut que la plupart des décisions soient collectives, ce qui restreint encore plus le risque de dérapage.
– La logique hiérarchique permet à l’individu d’envisager un plan de carrière avec une progression continue au sein de son entreprise. Aussi, pour que le groupe ait et garde confiance en lui, il se montrera “ réglo ”, rigoureux, ferme, fidèle à ses engagements et à ses devoirs. D’où une grande qualité de l’exécution et un fort degré de fiabilité. Sa tâche (Aufgabe) sera exécutée scrupuleusement. Vorschrift ist Vorschrift. Les instructions seront appliquées consciencieusement.
– In fine, la logique organisationnelle elle-même fait que chacun est littéralement enserré dans sa fonction, se voit attribuer un rôle social strict et est intégré dans un réseau dense d’interactions, si bien qu’il n’a que peu de possibilités de contournement de ses obligations. Les dysfonctionnements sont immédiatement identifiés.
On ne ressent donc pas le besoin impérieux de ces modélisations budgétaires et de ces outils de reporting à multiples variantes, de ces cadrages financiers anglo-saxons qui ne sont que témoignages de défiance contre tout le système.
En fait, contrairement à toute attente, contrairement à ce qu’on imagine d’un peuple aussi parfaitement organisé, les Allemands naviguent relativement à vue, sans guère d’outils d’anticipation ou d’analyse prospective. Les actionnaires étrangers sont la plupart du temps sidérés du manque d’information pertinente et s’insurgent souvent du fait que les opérateurs ne leur communiquent pas d’éléments financiers très précis. Il faut dans ce cas éviter la dialectique de la suspicion : s’ils ne les livrent pas c’est qu’ils ne les ont pas et n’en perçoivent pas l’utilité. Il n’y a que peu d’outils de contrôle.
Si l’on veut disposer de ces outils, comme ils n’en ressentent pas le besoin, il faut les aider à les concevoir et à les utiliser. L’exercice ne sera pas nécessairement aisé, car il ne suffit pas de donner des instructions générales, de vagues concepts qui pourraient être mal interprétés, ce qui inquiéterait les opérateurs, mais il faut bien au contraire livrer des modèles de façon explicite et assurer des formations pour apprendre aux opérateurs à recueillir et structurer l’information souhaitée. A défaut, ils ne se sentiront pas dans l’obligation de le faire.
Il faut également assurer un feed back d’informations de façon à ce que chacun comprenne la portée pratique des outils mis en place, à en rendre l’intelligence évidente et à assurer la régularité de la production de cette l’information.
“ Au cours des six premiers mois de cette année, nombre d’entreprises allemandes ont été rachetées par des firmes américaines. Très rapidement, l’ambiance festive qui règne au moment d’une fusion ou d’une acquisition fait place à de profondes difficultés qui relèvent du management interculturel. Le système américain de “ reporting ” par exemple, qui contraint le personnel – systématiquement contrôlé tous les trimestres – à des objectifs de rentabilité de très court terme souvent impossibles à atteindre, est critiqué par les Allemands. Une telle pression, ajoutée aux exigences en matière de flexibilité et de rapidité d’adaptation, incite souvent le personnel allemand à démissionner, ce qui entraîne une perte en productivité. ” Handelsblatt, 25/08/2001.
Le système est devenu sinon laxiste, du moins tellement habitué à une large autonomie des opérateurs que la hiérarchie a perdu sa capacité d’influence, donc d’intervention en cas de problèmes. Par temps de crise, cela pose véritablement des problèmes majeurs, d’autant que l’on ne dispose guère de moyens de contrôle.
En réaction, les entreprises allemandes tentent d’introduire des paramètres de mesure et de comparaison de la performance des hommes, notamment en instaurant les Balance Score Cards (apprises de General Motors il y a six ou sept ans) et qui ne sont ni plus ni moins qu’un système de définition d’objectifs individuels, puis de notation individualisée (précisons que la démarche n’est acceptée qu’à contrecœur).
Cette solution est identique à celle qui a été mise en place, et que nous avons évoquée plus haut, pour augmenter la capacité d’influence stratégique à travers l’organisation de séminaires consacrés à la « Vision ».
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